« J’essaie de comprendre le passage des messages dans l’espace public »
Interview de la directrice de l’Institut méditerranéen des sciences de la communication qui croise la communication santé et environnementale depuis vingt ans, le regard affûté et les idées claires. Elle est la présidente du Grand Prix Cap’Com 2020 et apporte sa contribution au double parcours, en entreprise puis à l'université.
Céline Pascual-Espuny est professeur des universités, directrice de l’Institut méditerranéen des sciences de la communication (site Aix-Marseille Université), enseignante à l’IUT d’Aix-Marseille et à l’École de communication et de journalisme.
Cap'Com : Vous enseignez la communication, mais vous l’avez également pratiquée.
Céline Pascual-Espuny : Je me vois comme quelqu’un qui établit des ponts. Je sors du Celsa et j’ai longtemps travaillé en entreprise, chargée de communication, proche des enjeux de communication publique, territoriale, de société et de la communication d’entreprise. Et puis je suis un jour passée dans l’enseignement et la recherche. Depuis, je m’intéresse à la communication telle qu’elle se pratique, en essayant de voir plus loin ; un besoin que j’avais ressenti en entreprise. Cela fait vingt ans que mes travaux portent sur le développement durable, la transition, la nature. En entreprise, puis à l’université. J’y trouve mon utilité sociale. Longtemps, dans ma carrière d’enseignante, j’ai porté relativement seule cette thématique et, aujourd’hui, c’est quelque chose qui explose en termes scientifiques. J’ai créé il y a deux ans, avec mon collègue Andrea Catellani, le Groupe d’études et de recherches communication, environnement, sciences et société, pour mutualiser nos recherches en matière de communication environnementale, sur la transition et en matière de responsabilité sociale et environnementale.
Cap’Com : En vous nommant présidente du jury du Grand Prix 2020, Cap’Com lance donc un signal, plaçant le futur palmarès dans un contexte de communication en transition. Qu’attendez-vous de cette édition ?
Céline Pascual-Espuny : J’aimerais trouver de la sensibilité et de la nouveauté. J’ai conscience que la transition passe par la communication publique, à la fois très proche des enjeux territoriaux, proche des gens et sur des thématiques qui décloisonnent beaucoup. Nous sommes aussi sur des sujets qui émergent avec beaucoup d’incertitudes et finalement on se rend compte qu’on est à la fois sur une communication qui peut être extrêmement technique et une communication nouvelle, innovante. C’est ce que j’ai vu poindre depuis quelques années et c’est ce que j’espère trouver dans les campagnes qui seront présentées. Quelque chose de très humain et sensible, et en même temps quelque chose de nouveau et qui n’a pas froid aux yeux.
Cap’Com : La communication publique et le journalisme peuvent faire bon ménage, mais pas toujours. Certaines personnes travaillent à ce lien. Vous, qui êtes à la croisée des chemins entre ces deux mondes, en faites-vous partie ?
Céline Pascual-Espuny : Oui. Je fais aussi partie de ceux qui observent. C’est-à-dire que je vois ceux qui agissent. Je vois comment cela est traduit. J’essaie de comprendre quels sont les leviers, les blocages et quelles en sont les causes. J’ai mon opinion personnelle aussi ! Ce sont deux mondes qui peuvent cohabiter, qui peuvent tout à fait fonctionner ensemble. Ce sont deux mondes qui peuvent également s’opposer. Et j’essaie de comprendre, au-delà des premières explications, des dynamiques qui peuvent être très simples, comme des incompréhensions. J’observe, je regarde comment les choses peuvent évoluer. Je vois aussi comment cela se « popularise », car il y a un public derrière. Ce n’est pas quelque chose qui se joue à deux. Cela se joue à beaucoup plus. Souvent les lignes sont simples à bouger et elles ne se trouvent pas là où on les attend. À condition d’être ouvert ! Ce qui m’intéresse, ce sont les chemins de traverse, ce qui sort des a priori.
Cap’Com : Vous avez peut-être en tête les débats environnementaux que vous connaissez bien. Quel est votre regard, dans ce domaine, sur la question de la vérification des faits, de la place de la communication scientifique et des institutions ?
Céline Pascual-Espuny : Elle est centrale. Au point que c’est devenu mon sujet de recherche actuel. J’essaie de comprendre le passage des messages dans l’espace public, notamment des messages scientifiques. Voir ce qu’ils deviennent. Pourquoi et comment cela peut poser problème. J’ai vu jusqu’à présent trois dynamiques très différentes qui se mettent en place et qui peuvent déformer le message : des dynamiques d’émergence, de cristallisation et de résonance. C’est valable pour des questions très diverses : territoriales, parc naturel, protection des littoraux, chimie, particules fines, signaux faibles… On est là dans des zones où il y a ce que l’on sait et ce qui est nouveau et qu’il nous faut appréhender. Quand on n’est pas en situation de crise, c’est-à-dire quand les choses ne se déforment pas, j’essaie de décrypter comment on comprend ce qui nous est invisible. Par ricochet, j’analyse comment on nous en parle, notre rapport aux normes, je note les contestations. C’est comme cela que j’ai identifié ces trois mécaniques. Il y en a sans doute d’autres.
Cap’Com : Peut-on les revoir plus précisément ?
Céline Pascual-Espuny : Premièrement il y a la dynamique d’émergence qui englobe les stratégies d’acteur, les coalitions, etc. C’est une dynamique psychosociale : rapport entre minorité et majorité, actifs ou non, réseaux sociaux. Elle se juxtapose avec une autre dynamique, qui fait que le message passe ou non, c’est une dynamique de prise de forme, de cristallisation : la façon dont cela prend forme, qui peut être aussi contre-productive, le choix des bons mots, les bonnes images, le bon porte-parole… ou pas ! Comment on représente, ou on symbolise certaines choses, comme avec l’ours polaire. Enfin il y a la dynamique de résonance, où les messages vont se déformer de proche en proche, de réseau social en réseau social. On l’observe sur des sujets comme la lutte contre certains nuisibles, certaines alertes environnementales qui concernent un peu tout le monde. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de comprendre sur des questions générales qui touchent tout le monde, un territoire, profondément, comment fait-on pour que les informations ne soient pas déformées ? Comment fait-on dialoguer des personnes différentes qui ne s’écoutent pas forcément ?
Cap’Com : Ce sont là vos sujets d’étude actuels ?
Céline Pascual-Espuny : Je travaille sur différents aspects de ces problématiques. Par exemple aujourd’hui je me concentre sur l’émergence du vivant dans l’espace public, comment les citoyens, les collectivités, les groupes parlent du vivant : de la biodiversité, des végétaux, des nuisibles… Les doctorants que je dirige abordent d’autres sujets très précis, comme la transition écologique et la permaculture…
Cap’Com : Quel est votre regard sur notre actualité, très focalisée sur la covid-19 ? Comment la parole publique accompagne ce nouveau chapitre de la pandémie ?
Céline Pascual-Espuny : Il y a beaucoup de chiffres, beaucoup d’évaluations, autour de cette thématique urgente, qui relève aussi de la thématique environnementale dans un sens, mais qui balaye toutes les autres (cela ne devrait pas occulter d’autres sujets, en matière de développement durable, comme l’arrivée de la loi Pacte). On se focalise sur le chiffre. Ce n’est pas la seule façon de parler du sujet. J’aimerais vous parler de participation, de co-construction, d’initiative citoyenne…
Cap’Com : On observe effectivement plutôt une communication descendante, notamment aujourd’hui autour de la mise en place du reconfinement. Vous pensez qu’il y aurait de la place pour un autre discours ?
Céline Pascual-Espuny : Je vois ce que fait le politique et comment il se saisit des thématiques qui émergent au niveau international, national ou local. Je vois d’un autre côté ce que font les collectivités territoriales et comment elles opérationnalisent cette parole institutionnelle. Et puis je vois ce que font les citoyens et comment, petit à petit, dans leur quotidien, ils changent leurs comportements. D’année en année, ils ont intégré toutes ces grandes thématiques et sont devenus beaucoup plus sensibles. Et quand on prend du recul, je constate depuis des années que les volontés ont beaucoup évolué. Les tolérances et intolérances aussi. Les gens veulent participer. On parle beaucoup de transparence et d’outils à mettre à leur disposition. Ils sont plus critiques. Ils sont plus autonomes via des initiatives qui n’entrent pas forcément sous une forme militante, qui peuvent être plus spontanées. Je me suis aperçue que ces sujets liées à la transition socio-environnementale sont devenus importants dans notre vie quotidienne. Il y a par exemple beaucoup d’initiatives citoyennes qui sont nées dans cette crise sanitaire. On sent que les choses s’accélèrent. La transition prend corps et va nous concerner à plusieurs niveaux, du local jusqu’à l’Europe !
Cap’Com : Pour être plus efficaces, il faudrait donc plus de participation citoyenne. Comment peut-on améliorer les choses ?
Céline Pascual-Espuny : Le communicant a un rôle stratégique. Et pour une part plus technique : mettre en place des outils, aller chercher une parole qui, sinon, s’exprimera autrement. Et en même temps, très humain : faire en sorte qu’il y ait beaucoup de lien et de liant. C’est un enjeu en termes de communication tout court, pour la société. On a besoin de dispositifs, mais ils ne sont pas suffisants, besoin de sens et besoin de gérer des flux conversationnels. Les émotions prennent plus de place qu’avant. Et la place du communicant est essentielle. C’est un lien entre un auditoire et des gens qui prennent des décisions et qui doivent rendre des comptes. Notre discipline n’est pas une discipline qui cloisonne. Elle sait ou apprend à faire circuler, à mettre en commun. On cherche du lien en permanence, c’est notre métier et là, c’est ce qu’on nous demande de faire à grande échelle. Et ce métier est lui aussi en train de changer.
La place du communicant est essentielle. C’est un lien entre un auditoire et des gens qui prennent des décisions et qui doivent rendre des comptes.
Cap’Com : Que vous inspire, à propos de l’assassinat de Samuel Paty, le rôle des réseaux sociaux, la résonance entre les personnes, les autorités, les médias ?
Céline Pascual-Espuny : Ça va être un peu compliqué pour moi de formuler les choses parce que j’en ai été extrêmement touchée. D’autant que cela fait partie de nos enseignements, ici à l’université. Notre discipline aborde autant le journalisme, la presse, la liberté d’expression, que la communication. Je crains qu’il y ait un emballement sur une question de fond, « comment vivre ensemble dans une société qui a changé ? », avec des fondamentaux qui me paraissent essentiels et cette parole qui se ferme alors qu’elle devrait être ouverte. L’école, ce genre de cours, et les lieux publics sont des endroits où l’on échange et où l’on parle. Et c’est bien ce qui ne s’est pas passé. On a beaucoup d’absents, de creux, de silences dans cette histoire. Cela me désole. Parce que j’ai vraiment l’impression qu’on met en place une chape et que le sujet part ailleurs. Alors qu’il s’agit de pouvoir en débattre, communiquer, en parler, et ce quelles que soient ses opinions. Et si l’on n’est pas d’accord, l’important c’est de dialoguer. Là, j’ai l’impression que c’est extrêmement grave et que du coup, par ricochet, on a quelque chose de l’ordre du tabou qui s’installe dans notre société.
C’est dur pour moi d’en dire plus. Le filtre de l’émotion m’empêche d’avoir un regard neutre ; le débat est pourtant très important. Je suis touchée en tant qu’enseignante. Dans trois semaines j’ai un cours sur l’histoire de la caricature, je me demande comment je vais présenter ce cours.