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Un territoire décrit à hauteur d'homme : carnet de marche à Limoges

Publié le : 15 décembre 2019 à 23:09
Dernière mise à jour : 26 février 2020 à 14:23
Par Olivier Bleys

L’écrivain, scénariste et marcheur Olivier Bleys effectue des tours de villes à pied pour décrire les territoires à hauteur d’homme, au rythme de la marche, avec tous les temps d’échanges et de découvertes que cela permet. Intervenant au Forum Cap’Com de Bordeaux, il a dévoilé aux participants, à travers son carnet de marche de la Nouvelle-Aquitaine, son tour des villes de la région en donnant à voir la diversité et l’unité de l’Aquitaine. Pour Cap’Com, il a aussi arpenté Limoges et a présenté son carnet aux communicants limousins. Cheminons cette ville avec lui.

L’hôtel de ville, sous bâche

Au nom de Limoges se rattache pour moi un souvenir ancien, et très fidèle : un stage de fin d’études que j’ai suivi là-bas, pour préparer l’ouverture alors imminente de la bibliothèque multimédia francophone.

Mon travail consistait à inventorier des manuscrits de romans ou de pièces de théâtre, souvent africains, toujours inédits. Mes loisirs se partageaient entre la randonnée dans les monts de Blond (on y contourne de superbes mégalithes) et la visite des musées de la porcelaine. Mes repas, tous ou presque, je les prenais dans un restaurant chinois bon-marché dont le patron, une ex-vedette du cirque de Pékin, étalait des cartes à jouer sur ma table et me montrait des tours de magie. De bons souvenirs.

J’ai oublié le moyen qu’avait choisi la ville pour annoncer l’ouverture de la bibliothèque. À l’époque, au milieu des années 1990, les nouvelles n’empruntaient pas les réseaux sociaux mais se diffusaient par l’affiche, le tract ou le bulletin municipal. L’écrit faisait jeu égal avec l’écran — autre temps, autres mœurs !
C’est aujourd’hui mon retour à Limoges. Je pensais avoir perdu mes repères et, de fait, je ne reconnais rien de cette ville de ma jeunesse. Sans la carte numérique où j’ai judicieusement planté quelques épingles, je ne saurais où diriger mes pas. Ils s’en vont, un peu à l’aventure, dans cette sorte de pèlerinage sur les lieux de mon passé.

Repérage de la marche à Limoges

J’ai franchi le pont Saint-Étienne qui, justement, voit passer beaucoup de pèlerins. Cela ne date pas d’hier. Voilà sept siècles au moins que les marcheurs de Compostelle font étape à Limoges, s’inclinant sur le tombeau de saint Martial avant de reprendre la via Lemovicensis ou voie de Vézelay.

Le pont Saint-Étienne, depuis la rive gauche, et depuis la rive droite, la coquille du pèlerin de Saint-Jacques

Comme les miens, leurs pieds foulent un drôle de pavage en terre cuite qu’on ne voit qu’ici : il est constitué de tessons de gazettes, ainsi qu’on nomme les boîtes en terre réfractaire protégeant les pièces de porcelaine pendant la cuisson.

Un sol revêtu de « gazettes »

Ce pavement économique confirme qu’à Limoges, on fait bien de regarder où l’on marche. Certaines villes n’offrent au sol qu’un revêtement uniforme, enrobé noir ou brun coulé sur les trottoirs. D’autres, comme Limoges, varient les plaisirs : asphalte plus ou moins granuleux, terre nue dans les jardins, pavés dans les quartiers historiques… Cette surface peut servir aussi à diffuser des messages. Des villes comme Brive-la-Gaillarde recourent ainsi aux pochoirs colorés, marqués à même le sol, pour annoncer des événements.

Limoges, semble-t-il, pratique une signalétique plus sage et plus conventionnelle — aérienne, à hauteur de regard. Dès mes premiers pas dans la ville, mon œil a apprivoisé ces écriteaux qui fleurissent un peu partout dans les rues et se déclinent en familles (historique, touristique, voire botanique). Beaucoup, c’est appréciable, s’adressent aux piétons

De gauche à droite : dans le centre historique, un panneau « Découvrir Limoges », le balisage « Histoire de Limoges », signalisation piétonne, un écriteau des parcs et jardins de Limoges

Pendant que j’escalade la colline dite de la Cité, ma carte numérique reste dans ma poche. J’ai confié ma promenade, ou plutôt son itinéraire, aux panneaux qui démêlent pour moi l’écheveau des ruelles médiévales, tissées autour de l’imposante cathédrale Saint-Étienne.

La Cité, de jour, de nuit et la cathédrale Saint-Étienne

L’ascension que j’ai commencée, depuis les berges de la Vienne jusqu’à l’église épiscopale, ménage une petite marche avant d’atteindre le monument. On s’élève d’abord sur une terrasse dominant la rivière puis l’on traverse les magnifiques jardins de l’Évêché, qui bruissent de leurs fontaines mais aussi des rumeurs de la ville, en contrebas.

De gauche à droite : une terrasse dominant la Vienne, l’entrée des jardins de l’Évêché, les parterres des jardins, les vestiges de l’abbaye Sainte-Marie de la Règle, un bassin dans les jardins

Le porche de la cathédrale m’offre son abri, pendant une averse. Je trouve refuge sous les hautes voûtes gothiques et rencontre, dans cette quasi-obscurité, une Vierge noire en émail et en orfèvrerie qui brille de tous ses feux. Notre-Dame de la Pleine Lumière : c’est le nom de ce chef-d’œuvre, commandé en 2009 à des maîtres-artisans locaux.

De gauche à droite : La nef de la cathédrale Saint-Étienne, les vitraux de la cathédrale, Notre-Dame de la Pleine Lumière.

La statue rend hommage aux émailleurs d’autrefois et, à travers eux, aux arts du feu qui irriguent toute l’histoire de Limoges. Il suffit, sortant de la cathédrale, d’arpenter les rues du centre : l’émail, la faïence et la porcelaine sont partout, sous leurs multiples déclinaisons qui vont du traditionnel service de table aux bibelots de cheminée, aux bijoux ou aux moulages contemporains, certains de véritables œuvres d’art.

De gauche à droite : des boutiques de porcelaine, dans le centre de Limoges, luminaires en porcelaine de la manufacture Bernardaud, la vitrine d’une créatrice de bijoux en émail

Si les boutiques préfèrent le centre-ville, les manufactures, elles, s’installent plutôt en périphérie. C’est le cas de la maison Bernardaud, une institution locale dont l’espace d’exposition accueille, dans une cour intérieure, une fontaine conçue par l’artiste Paul Rebeyrolle. C’est le cas aussi de la manufacture Royal Limoges qui présente un ancien four à porcelaine, classé monument historique.

Ci-dessus : Deux manufactures de porcelaine et l’entrée de la maison Bernardaud
Ci-dessous : Une fontaine conçue par le peintre Rebeyrolle (et détail), la manufacture Royal Limoges, accès au four des Casseaux.

Aux abords des manufactures, on voit parfois des éclats de vaisselle, jonchant l’herbe ou les pavés. C’est un fait, la porcelaine est un matériau délicat sujet aux accidents, le plus commun étant de se briser en mille morceaux. Que fait-on alors des chutes ? Certains porcelainiers les utilisent, voire les valorisent sous forme d’assemblages décoratifs.

Toutefois, hormis la porcelaine des magasins et celle que détiennent les musées, au premier rang desquels le musée national Adrien Dubouché, la ville fait peu étalage de son patrimoine céramique. Quelques pièces ici et là, une borne ou un grand vase, illustrent les arts du feu dans l’espace public. Le square des émailleurs possède une belle fontaine. Une autre, haute de neuf mètres, se dresse devant l’hôtel-de-ville.

Ailleurs, ce sont des façades de maisons qui portent, discrets ou même allusifs, des ornements en céramique.

Il s’agit de simples inclusions qui ne suffisent pas, selon moi, à marquer l’identité visuelle de la ville. On rêverait d’une signalétique toute en faïence, d’un mobilier urbain entièrement émaillé, depuis l’abribus jusqu’au banc de square. Les jeunes générations des arts du feu sont prêtes à relever le défi. En témoigne la jolie exposition « À part les arbres », présentée dans le parc Victor-Thuillat. Signées de créateurs d’une vingtaine d’années, ces œuvres audacieuses se marient à merveille avec les arbres centenaires qui les entourent et font la renommée du jardin.

J’ai rendez-vous avec une artiste de cette génération. L’atelier de Marie-Anne Saint-Hubert, baptisé mash design d’après ses initiales, a ouvert l’an dernier près de la gare. Elle m’y reçoit au milieu d’un bric-à-brac inspiré d’assiettes, de tasses, de vases et d’objets moins bien identifiés, nés de son talent et parfois du hasard.

Parmi ces derniers, figure un curieux récipient qui épouse la forme de la main. Je n’ai jamais rien vu, rien touché de pareil. Pourtant, quand Marie-Anne m’explique sa fonction, tout devient clair. La preuve d’un design réussi.

La créatrice partage mon avis que Limoges, capitale de la porcelaine, devrait mieux afficher sa vocation. Les arts du feu n’ont-ils pas inspiré les logotypes de la ville, et aussi de l’agglomération ?

Cette pensée m’accompagne alors que je reprends ma marche, dirigeant mes pas vers la ville haute. Les venelles tortueuses de la Cité font place à de larges avenues, bourdonnant d’automobiles. Entre ces grandes artères, des rues piétonnes où se concentrent les commerces, où se déploient les vitrines aguicheuses.

Parmi elles, la façade vitrée d’un café-bureau qui attire l’œil, d’abord pour une mauvaise raison : son nom, la GirafFe (sic), est orthographié avec deux « f ». Les passants poussent la porte en croyant avoir repéré une coquille. Ils entrent pour corriger l’erreur, mais s’attardent parce qu’ils se plaisent dans ce tiers-lieu d’un nouveau genre. Voici, en somme, une communication très efficace.

Au contact de Didier Pouget, le fondateur, je vérifie que la GirafFe est un animal hautement sociable, aimable et souriant. Qu’en est-il de sa reproduction ? Parviendra-t-il à se multiplier, ailleurs qu’à Limoges ?

Ma marche se poursuit sous un ciel à caprices. Des trouées de ciel bleu me chauffent les épaules. Puis, l’instant d’après, un nuage crève et m’inonde. Ainsi de suite, jusqu’à trois fois par heure.
De loin en loin, je consulte la carte numérique sur mon téléphone ou prends des repères sur des plans grand format installés dans la rue.

Certains, de vrais petits kiosques, offrent un couvert aux piétons. Ils sont les bienvenus quand reprend la pluie.

Je rentre aussi dans les cafés, pour y faire sécher mon matériel jusqu’à l’éclaircie.

Des chantiers ont ouvert partout dans cette partie de la ville. J’ai projeté un itinéraire que le terrain désavoue. À chaque coin de rue ou presque, des échafaudages se dressent, des barrières s’interposent.

Même les églises font peau neuve. On y récure les vitraux, on y rafraîchit les dorures ternies du mobilier.

Tous ces travaux sont une complication pour le marcheur et, sans doute aussi, un défi pour le communicant municipal. Comment expliquer au riverain la nécessité du chantier et son utilité ? Comment adoucir les désagréments que cause au voisinage la présence des ouvriers, de longs mois durant ? Support provisoire et vulnérable, les palissades n’en ajoutent pas moins une confortable surface aux campagnes d’information. Elles se veulent, dans ce contexte, un précieux trait d’union entre les élus et les citoyens.

Maintenant que j’ouvre l’œil, l’affichage municipal y dépose ses couleurs vives et ses climats enjoués. Le ciel est gris, mais l’orange et le turquoise des panneaux aident à égayer la météo morose.

Certain bleu nuit, étalé ici et là, parvient presque à m’émouvoir. Cette nuance, je l’ai déjà vue... Je suis presque sûr qu’elle recouvrait déjà les murs, dans le Limoges de mon passé.

Les travaux m’imposent de petits détours et m’accordent parfois de jolies surprises. Ainsi quand, au débouché d’une rue, surgit le Pavillon du Verdurier comme un palais de féerie. Il fut un temps où un simple entrepôt frigorifique, destiné à stocker la viande congelée d’Argentine, pouvait prétendre aux atours d’un logis seigneurial.

Son architecte, Roger Gonthier, restera dans les mémoires pour un autre monument. C’est lui qui a dessiné la gare des Bénédictins.

Au sommet de la colline, derrière le pittoresque quartier de la boucherie, un replat accueille le plus grand chantier du centre-ville : la rénovation des anciennes halles, construites au XIXe siècle à l’emplacement du château de vicomte de Limoges.

Les commerçants qu’on a délogés ont trouvé asile sous un barnum de tôle, à proximité. Ils y tiennent boutique en attendant la réouverture des halles historiques.

Les travaux permettront d’accueillir les commerçants et leur clientèle dans de meilleures conditions. Place sera faite aussi à de nouveaux-venus, sous les arcades métalliques du bâtiment restauré. Philippe Exbrayat est du nombre. Parmi les projets de cet artisan torréfacteur, associé à deux amis, il y a l’ouverture d’un stand dans les futures halles. En attendant l’achèvement des travaux, Philippe anime à Limoges « la fabrique du café », un chaleureux comptoir de dégustation complété, depuis peu, par un atelier de torréfaction de l’autre côté de la place d’Aine.

Rien ne préparait ce trentenaire, ancien moniteur d’auto-école, à nouer le tablier de torréfacteur. Le café n’a d’abord été qu’une denrée parmi d’autres, sur les rayons de son épicerie fine.

Entre deux gorgées d’un excellent cru brésilien, Philippe raconte son itinéraire, ou plutôt son pari : initier les Limougeauds au café de spécialité.

Une bonne dose de la boisson noire infuse mes veines, et me remet en jambes. C’est à grandes foulées que je dévale la colline vers les bords de la Vienne, quittés tôt ce matin. Il reste assez de lumière pour faire des images, le long de la voie verte qui suit les méandres de la rivière.

Entre le pont Saint-Étienne et le pont Saint-Martial, la ville a soigné les aménagements destinés aux visiteurs, surtout piétons. Des reproductions de tableaux ou de photographies anciennes donnent le point de vue de nos ancêtres sur ces lieux.

Même les plaques de rue sont mises à contribution. On oublie souvent combien le baptême d’une voie, même d’une modeste impasse, constitue un acte politique, donc un geste de communication. Toute ville se raconte à travers ses noms de rues. À Limoges, les artisans du feu sont à l’honneur ainsi, bien sûr, que certaines figures locales.

Je m’attarde jusqu’à la tombée du jour dans le charmant parc d’Auzette qui dédouble la rivière du même nom, un affluent de la Vienne. Dans les buissons, des centaines d’oiseaux préparent leur voyage hivernal. Mon micro se partage entre le gazouillis du ruisseau et le ronron d’une débroussailleuse.

Cette fois, c’est la nuit. Dans l’obscurité, la ville parle une autre langue. Les signes familiers ont disparu. Effacés : panneaux, bornes et toute affiche lisible. Dans le halo des réverbères se profile une autre Limoges, ou une Limoges d’un autre siècle.

Avant de quitter mes chaussures, je voulais prendre une bouchée d’un gâteau dont on m’a parlé : le Treipaïs (« trois pays » en patois limousin), dont les trois ingrédients — marrons, chocolat et noisette — expriment les trois départements — Corrèze, Creuse et Haute-Vienne — réunis dans l’ancienne région Limousin.

Hélas, ce petit plaisir d’après l’effort m’est refusé. Je suis entré, à l’heure de fermeture, dans les deux boulangeries qui confectionnent cette spécialité. L’une m’a répondu qu’elle venait de vendre le dernier gâteau ; l’autre, qu’elle le cuisait seulement sur commande.

Me voici donc, un peu sur ma faim, à téter ma gourde sur un banc public. Du pouce, je balaie la carte numérique où se détache, en vert fluo sur le fond gris du plan, la trentaine de kilomètres marchés depuis hier. Limoges, capitale des arts du feu, m’a donné un peu de sa chaleur — je la sens, d’ailleurs, qui diffuse dans mes mollets.

Relevé de la marche à Limoges

L’atelier de création céramique mash design : http://toquesetporcelaine.limoges.fr/2019/07/23/mash-design/
Le café-bureau la girafFe : https://www.lagiraffe.fr/
La fabrique du café : https://www.lafabriqueducafe.fr/
Les interviews audios de ce carnet de marche sont à écouter par ici