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Compublique contre populisme : l'exemple croate

Publié le : 30 janvier 2024 à 16:34
Dernière mise à jour : 8 mars 2024 à 12:49
Par Yves Charmont

Il est des territoires qui ont connu plus que l'incommunication et qui ont une expérience dans la lutte contre les désinformations. Sont-ils plus à même d'affronter les défis d'aujourd'hui, citoyens, démocratiques mais également climatiques ? À l’occasion d’un récent colloque de communicants européens à Dubrovnik, il était intéressant d’interroger Zvonimir Frka-Petešić, directeur de cabinet du Premier ministre de Croatie, sur le fragile pouvoir du dialogue et les vertus de la communication publique.

Commonality : La communication publique a-t-elle un rôle dans la réussite du consensus démocratique ?
Zvonimir Frka-Petešić :
Elle est extrêmement importante ! Depuis Kant on sait que la seule réalité qui nous soit accessible, c'est la perception de cette réalité. Donc, tout ce que l’on fait, il faut aussi l’expliquer, pour obtenir la compréhension de l’opinion publique, mais également son soutien. C’est un minimum dont on est redevables envers les citoyens, qui sont souverains en démocratie.
Je me redis souvent que la démocratie, ce n’est pas la gouvernance des plus forts, des plus responsables, des plus riches, ou d'une autre qualité. Non, c’est avant tout la gouvernance des plus nombreux. Mais, pour le dire autrement, si l’on souhaite combiner quantité et qualité, afin que cette gouvernance de la majorité fonde ses décisions sur un jugement avisé, sûr et critique, il est nécessaire que les citoyens soient aussi éclairés que possible. On est tenus d’informer du mieux que l'on peut de l’action gouvernementale et de ses enjeux, sans quoi on se met dans une position où la démocratie peut être menacée (autrement dit, si la majorité des citoyens est mal informée, cela devient problématique). C’est une condition sine qua non, car, en situation de déstabilisation et de péril, la réaction trop émotive de la majorité des électeurs peut conduire à des décisions inconsidérées. Et il n'est pas besoin de remonter aux années 1930 et à la montée des extrêmes en Europe. Les Français se souviennent sans doute de l'affaire Paul Voise, le papy agressé, roué de coups, dont la maison a été incendiée, et dont les images du visage tuméfié ont choqué la France à quelques jours du premier tour de l'élection présidentielle en 2002, qui s'est soldé par l'élimination surprise de Lionel Jospin devancé par Jean-Marie Le Pen. Après coup, les télévisions ont concédé qu'elles avaient commis une faute et accordé un peu trop d'attention à ce tragique fait divers qui a suscité une émotion démesurée, en lieu et place d'une présentation plus objective, mesurée et chiffrée de l'insécurité en France. Les exemples similaires ne manquent pas…

Le populisme, qui à mauvais escient use et abuse du registre de l'émotion, est la maladie mortelle des démocraties.

Dans la société de l'image qui fait la part belle à l'émotion, celle-ci peut prendre une part disproportionnée dans la prise de décision démocratique, avec des conséquences politiques dramatiques. C'est pourquoi le populisme, qui à mauvais escient use et abuse du registre de l'émotion, est la maladie mortelle des démocraties car il se fonde non pas sur l’information objective mais sur des réactions épidermiques qui excluent l’analyse rationnelle. Ne s'encombrant pas de nuances, qui sont l'apanage de tout raisonnement éclairé, le populisme simplifie tout à outrance et cherche à transformer la démocratie en dictature de l'émotion du plus grand nombre. Sa communication à l'emporte-pièce, hélas efficace car simpliste, est actuellement le plus grand défi auquel font face les démocraties, notamment en Europe. Si nous ne faisions confiance qu'à nos sens, et à nos yeux, la simple observation de la course du Soleil dans le ciel ou un regard de la côte vers le large finirait par nous convaincre, comme nos ancêtres, que c'est le Soleil qui tourne autour de la Terre ou que la Terre est plate. Mais heureusement, l'homme est aussi un être doué de raison, laquelle lui a permis, en développant la science, de vaincre l'illusion perçue par ses sens et ses émotions, et de réaliser tant de progrès, et nous savons aujourd'hui que la Terre est ronde et que c'est elle qui tourne autour du Soleil. On pourrait donc dire que le populisme est à la démocratie ce que le mythe de la Terre plate est à la science.

Commonality : Comment gagner en crédibilité pour être mieux entendu ?
Zvonimir Frka-Petešić :
C’est très difficile, naturellement, car un gouvernement, même une gouvernance locale, est une instance politique. Et on peut imaginer à juste titre qu’un gouvernement est toujours un peu subjectif dans le jugement de son action. Donc l’important est de communiquer ses résultats sur la base de statistiques irréprochables produites par des instances indépendantes : des indicateurs neutres, mesurables, incontestables. Cela permet d'échapper au partial, au suspect, au discutable, mais aussi au registre de l'impression ou de l'opinion, pour s'en tenir aux faits et aux réalités objectives. La presse indépendante a un rôle central à jouer. Nous imaginons bien que le danger, pour tout gouvernement, c’est de manquer d'objectivité par rapport à son action. Mais le danger opposé – et tout aussi important – est celui pour une certaine presse de penser que son objectivité se mesure seulement à l’aune de son degré de critique à l’égard de l'action gouvernementale. Cela pourrait alors se résumer à une posture partisane, ce qui nuirait à la crédibilité de la presse et serait dommageable pour la démocratie. L'opinion éclairée des citoyens en démocratie est autant menacée par les panégyriques outranciers à l'égard du gouvernement que par la crainte de tout éloge quand il est justifié, car les deux ont en commun une coupable pusillanimité à l'égard des faits objectifs.

Commonality : Quelles ont été les récentes actions de communication du gouvernement croate ?
Zvonimir Frka-Petešić :
Pour la pandémie, nous avons diffusé des campagnes publiques sur l’importance de la vaccination, rien d’original, mais rien de moins. Et nous avons constaté que, malgré tous les efforts fournis et engagés, il y avait une certaine frange de la population qui demeurait réticente à la vaccination, très encline à prendre pour argent comptant les informations plus ou moins fiables, rumeurs et opinions diffusées sur les réseaux sociaux. Cela nous interroge, car il y a trente ans, 90 % des sources d’infos étaient plus fiables : livres (des éditeurs, des comités de lecture), organes de presse (des rédactions qui s’engageaient). Aujourd’hui, selon certaines estimations, la quantité d’info générée dans le monde rien qu'au cours des dernières 48 heures dépasse celle produite par les hommes depuis l’aube de l’humanité jusqu’en 2003 ! Plus de 99,9 % de ces infos sont aujourd'hui numériques et nous sommes face à près de 7 milliards de rédacteurs en chef en puissance disposant d'un smartphone. Tout un chacun peut publier n’importe quoi avec une audience planétaire instantanée. Dans cet océan de futilités, le grand défi pour les citoyens de demain, c’est de se frayer un chemin vers une information fiable, dont la proportion se réduit de jour en jour, et sur laquelle ils pourront fonder une opinion éclairée. C’est aussi notre grand défi, celui des représentations démocratiques et des communications publiques. Les populistes, eux, naviguent très bien sur cet océan qui s'apparente davantage à un marécage géant.

Commonality : Les défis semblent colossaux !
Zvonimir Frka-Petešić :
Oui, et pour finir sur la vaccination, l'humanité était alors face à un choix on ne peut plus simple : « Si on se vaccine, on peut y échapper ; si on ne se vaccine pas, on s’expose à des complications. » Malgré ce choix binaire, on a observé au sein de l'Union européenne, où le niveau d'éducation n'est pas le plus reculé du monde et malgré les importants moyens investis dans les campagnes de communication publique, qu'entre 10 et 30 % des citoyens se sont montrés réticents à se faire vacciner. Et cela alors même que la vaccination est une des mesures de santé publique qui ont sauvé le plus de vies humaines dans l'histoire.

Climat : nous sommes devant la plus grande crise qu'ait connue l'humanité !

Si on met cela en perspective avec la crise climatique et la crise énergétique – processus extrêmement complexes et techniques dont les paramètres sont loin d'être binaires –, la difficulté expliquer leurs enjeux à une opinion publique en majorité non scientifique est énorme. Le défi est littéralement dantesque, et nous sommes devant la plus grande crise qu'ait connue l'humanité ! Car s'attaquer à la crise climatique en réduisant les gaz à effet de serre n'est pas quelque chose qui dépend du seul bon vouloir des gouvernements, qui, par un coup de baguette magique, auraient le pouvoir de régler le problème tandis que tout un chacun ne changerait rien à son comportement individuel. C’est thermodynamiquement impossible. L’ampleur du défi est telle que la réponse ne peut pas prendre la forme d’une action qui se limiterait à celle du gouvernement, quel qu'il soit. Cela implique nécessairement de changer nos habitudes de vie, de faire des choix, d'arbitrer entre le souhaitable et le possible, dans un monde en contraction énergétique. Car, de l'aveu même du directeur de l'Agence internationale de l'énergie, le monde passera par un triple pic de production des énergies fossiles – charbon, pétrole et gaz – avant la fin de cette décennie, sachant qu'elles fournissent 80 % de notre énergie. Or, malgré l'accélération souhaitable du déploiement des énergies renouvelables, du fait de leur intermittence et de leur caractère diffus, celles-ci ne pourront hélas compenser la réduction attendue de la production des énergies fossiles, dont le seul avantage, mais de taille, est d'être beaucoup plus concentrées.

Commonality : Ces questions semblent très, voire trop, complexes.
Zvonimir Frka-Petešić :
C'est pour cette raison qu'il est crucial que la presse y consacre beaucoup plus de place, car aux côtés des responsables politiques, souvent perçus comme partisans, les journalistes ont un rôle important à jouer pour éclairer l'opinion sur les défis auxquels nos sociétés seront confrontées dans les décennies à venir. La communauté scientifique internationale est unanime, mais les scientifiques ne sont pas toujours de bons communicants. Leur rigueur les amène souvent à employer des précautions de langage souvent interprétées à tort comme une minimisation des risques réels. D'où l'importance croissante du rôle des journalistes scientifiques dans l'information du grand public. Dans les démocraties, le début de réponse viendra à partir du moment où les électeurs commenceront à prendre conscience que la crise nous enjoint à tous de changer de comportement, qu’il nous faut aller non seulement vers davantage d'efficacité mais aussi de sobriété énergétique. C'est-à-dire, à partir du moment où, en connaissance de cause, ils feront le choix courageux, éclairé et délibéré de politiques et d’élus qui leur tiendront un langage de vérité, quitte à leur proposer, à la Churchill, de la sueur et des larmes, car tel est le prix de la victoire.

Commonality : Comment s’y prendre ?
Zvonimir Frka-Petešić :
C’est tout le défi, justement. Il nous faut montrer l’exemple et faire de cette question une question primordiale. Au niveau du gouvernement croate, nous plaçons la transition écologique comme une de nos priorités, aux côtés de l'éducation, du renouveau démographique et de la transition numérique. Nous n'avons jamais autant parlé d'énergies renouvelables, de décarbonation, de lutte contre le changement climatique, de biodiversité, d'efficacité énergétique et de rénovation thermique de l'habitat ! Le Premier ministre et tous les ministres sont sur les rangs. Il n’y a pratiquement pas un discours, depuis sept ans (le deuxième mandat est en cours), qui n’aborda ce sujet. Et, avec l'accélération récente d'événements météorologiques extrêmes – inondations, incendies de forêt, tempêtes sans précédent –, il y a eu une montée en puissance du sujet ces dernières années.

Commonality : Face à ces défis, et à ces incompréhensions, on parle aujourd’hui de l’incommunication comme d’un espace de travail et d’action pour la compublique, un champ de controverses, de confrontations. Une situation que la Croatie a bien connue, n’est-ce pas ?
Zvonimir Frka-Petešić : Je ne pense pas que l'on puisse comparer la situation en France et ce qui s'est passé en Croatie : ce sont des choses complètement différentes. Je connais bien la France, j'ai grandi à Paris et en banlieue parisienne, et j’ai la double nationalité, croate et française. Aussi je connais à la fois les codes de la banlieue nord de Paris et ceux de la bonne société du 16e. Et il est vrai que la société française est de plus en plus polarisée entre communautés qui ne se comprennent plus, s'ignorent et ne se parlent plus, ce qui nourrit le ressentiment et la crainte. À ce titre on peut certes parler d'incompréhension, de confrontation ou de controverses, mais malgré les éruptions de violence auxquelles on a assisté dans les banlieues, cela n'a rien à voir avec la nature d'un conflit armé tel que celui auquel la Croatie a dû faire face en 1991, même si tout a commencé comme un différend politique.

L’incommunication à l’ordre du jour à Dubrovnik

Au cœur d’un pays qui a gagné son indépendance au terme de la longue et meurtrière guerre qui a accompagné la dislocation de l’ex-Yougoslavie, la question de la rupture ou du maintien du dialogue dans une communication en tension et la notion d’incommunication chère à Dominique Wolton ont été évoquées en tribune, en septembre dernier (lors d'un séminaire sur l’élargissement de l’Union européenne et les stratégies macrorégionales de l’UE à Dubrovnik – Croatie). On y a notamment rappelé que « la communication fait courir le risque de l’incommunication : ce sentiment partagé de ne pas arriver à se comprendre (insatisfaction) ou la croyance que l’on est parvenu à se comprendre alors qu’il n’en est rien (malentendu). Mais ce n’est ni de la non-communication, ni un désaccord, mais une négociation ». Pour le chercheur français, cela va même au-delà, l’incommunication est un état de dialogue permanent qui est une réussite immense pour l’Europe.

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