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La com publique gagne à s'ouvrir aux sciences comportementales

Publié le : 21 mars 2024 à 09:31
Dernière mise à jour : 25 mars 2024 à 12:55
Par Bernard Deljarrie

Stéphan Giraud, responsable du pôle Sciences comportementales de la Direction interministérielle de la transformation publique, invite les communicants publics à s’intéresser à la psychologie humaine. Intervenant devant eux lors de Rencontres organisées par Cap’Com, il explique comment la mobilisation des connaissances en sciences comportementales peut aider à trouver des leviers d'action pour conduire à des changements de comportement, un objectif constitutif de la communication publique.

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Stéphan Giraud, responsable du pôle Sciences comportementales de la Direction interministérielle de la transformation publique, ancien responsable de la communication à la CFDT puis en entreprise, est intervenu le 20 mars lors des Rencontres de la communication interne organisées à Paris par Cap’Com. Devant quelque 250 communicants publics, il nous a parlé de communication et de psychologie humaine. Son intervention mérite que l’on en reparle ici. À l’écouter une heure durant, l’envie est de partager des idées, des expériences et des recommandations qu’il nous a faites. Tentons un regard sur son intervention longuement applaudie.

Dans le champ de l'optimisation de l'action publique, il y a de nombreux aspects : la simplification administrative et celle de la communication publique, les transitions managériales, la conduite du changement… Mais il y a aussi l'usage des sciences comportementales. Cela doit conduire à s'intéresser plus particulièrement aux parties prenantes des politiques publiques, aux individus, aux citoyens, aux agents publics, et à essayer de les comprendre plus finement. Certes, nous savons utiliser des méthodes d'enquête qui sont aujourd'hui courantes, nous savons mobiliser de la participation citoyenne, du design de services, etc. Mais les sciences comportementales viennent combler un manque. Les méthodes traditionnelles nous permettent de recueillir de la parole mais ne nous expliquent pas les écarts entre les discours et les actes.

Comprendre la dimension comportementale

Les politiques publiques sont traditionnellement assises sur trois types de leviers classiques :

  • un levier réglementaire, évidemment, en France plus encore qu'ailleurs ;
  • un levier économique, qui peut être incitatif ou pénalisant, qui peut être fiscal ou financier, amendes ou primes ;
  • un levier informatif, c’est là le métier des communicants publics.

Souvent ces leviers sont mobilisés en omettant de considérer la dimension comportementale de l'action publique.

Les politiques publiques, qui ont vocation à encourager ou à décourager des comportements, mériteraient de mieux prendre en compte et de mieux comprendre cette dimension comportementale. C’est là qu’entrent en jeu les sciences comportementales dans leur acception assez large en y incluant notamment des déterminants sociaux, culturels, économiques. Un champ disciplinaire assez jeune et pas tout à fait stabilisé, qui s'intéresse à la manière dont une information est émise, puis reçue jusqu’au passage à l'acte qui suit. Cela invite le communicant public à s'intéresser au cerveau humain et à sa manière de fonctionner.

Notre cerveau interprète plus qu’il n’analyse

Notre cerveau n’est pas un outil analytique. Dans un environnement donné, il ne perçoit pas toutes les composantes, ne traite pas toutes les données disponibles. Il traite les données de manière sélective. Il a tendance non pas à analyser mais à interpréter. Et à interpréter en fonction d'expériences. Ces expériences vont teinter ses perceptions, vont biaiser son interprétation. C’est la notion de biais cognitif. Ces biais se sont largement constitués depuis l'apparition d'Homo sapiens, il y a quelques centaines de milliers d'années. Un fonctionnement qui peut être précieux mais peut aussi de temps en temps nous amener vers des considérations un peu problématiques. Ce fonctionnement, qui structure nos gestes quotidiens, certains le connaissent très bien et s'en servent en marketing pour orienter nos comportements.

Petite expérience ludique sur les capacités d’interprétation du cerveau

Vous arrivez à lire le texte ci-dessous. Ce n’est pourtant qu’un alignement de chiffres et de lettres. Mais notre cerveau, par association d'idées, par interprétation, en fonction de ses expériences, donne du sens à quelque chose qui n'en a pas.

Le nudge, c'est un peu l'enfant béni et maudit des sciences comportementales. Béni parce qu'il a eu l'avantage d'intéresser le politique, maudit, car c’est une version un peu gadget de ce genre d'approche.

Aujourd’hui, les sciences comportementales sont venues infuser l'action publique, imprégner la décision publique, au travers d'un ensemble de travaux plutôt issus du champ psychologique. Des chercheurs ont questionné les modèles économiques néoclassiques, en particulier la théorie du choix rationnel, celle qui est au cœur des politiques économiques néoclassiques. L'idée que l’être humain serait un être capable de calcul permanent, qu’il ne serait qu’un super ordinateur capable d'optimisation de l’utilité marginale, est remise en cause. Cet être malin n'existe pas. Il y a aussi, plus récemment, un contexte plus politique. Car le politique s'est emparé franchement des sciences comportementales, notamment autour du concept de nudge. Le nudge, c'est un peu l'enfant béni et maudit des sciences comportementales. Béni parce qu'il a eu l'avantage d'intéresser le politique, maudit, car c’est une version un peu gadget de ce genre d'approche.

Les sciences comportementales dans la sphère publique

Le président américain Barack Obama, qui a recruté Cass Sunstein au sein de son équipe de campagne présidentielle et l’a ensuite nommé à la tête d'une agence fédérale chargée de la simplification administrative, s’est emparé des sciences comportementales. Au Royaume-Uni – avec la création de la Behavioural Insights Team au sein du cabinet –, au Canada, en Australie, des équipes se sont développées dans le secteur public autour des sciences comportementales. De même au sein de grandes organisations internationales, OCDE, Banque mondiale, Union européenne. Aujourd'hui, près de 300 à 400 spécialistes dans le monde interviennent dans la sphère publique.

Trop d’administrations sont persuadées que ce qu'elles font est d'une limpidité totale et que c'est, à la limite, aux autres de se rapprocher de la connaissance pour y accéder.

Simplifier la communication

Au regard des sciences comportementales, il est un sujet récurrent de l’action publique : la nécessité de simplifier. Simplifier, c'est considérer souvent qu'il y a un objectif final, un comportement final, et qu'il faut se pencher sur toutes les phases intermédiaires, sur toutes les difficultés, qui peuvent empêcher d'atteindre cet objectif. Pour beaucoup d'administrations, ce n'est pas une évidence qu'il soit forcément nécessaire de simplifier. Cette idée repose sur un mécanisme psychologique qui s'appelle la malédiction de la connaissance. Trop d’administrations sont persuadées que ce qu'elles font est d'une limpidité totale et que c'est, à la limite, aux autres de se rapprocher de la connaissance pour y accéder. La simplification administrative, et celle de la communication publique, nécessitent de décliner de manière très opérationnelle les travaux qui vont évidemment inviter à prendre en compte la manière dont le cerveau fonctionne, la manière dont l'information est traitée et sélectionnée. Et plus généralement, il faut inviter à travailler sur toutes les dimensions comportementales, les raccourcis mentaux, les manières de considérer l’environnement de chacun, les phénomènes de fatigue cognitive, de sélection de l'information.

Tester et expérimenter

Pour cela, il faut savoir tester et expérimenter. À ceux qui, dans les administrations, disent « je ne sais pas forcément comment faire, je n'ai pas l'expertise scientifique », il faut les inviter, a minima, à tester les actions, à expérimenter les politiques publiques, cela épargnerait bien des ratés.
Ce travail, la Direction interministérielle de la transformation publique l'a notamment fait à propos d'un objet emblématique de l'action publique, les formulaires administratifs Cerfa. Une relecture particulière a été faite sur 100 Cerfa emblématiques pour essayer de les rendre plus simples, plus accessibles. Une charte graphique a été conçue pour présenter l'information de manière la plus compréhensible et la plus activable possible. La simplification du langage a été la priorité, ce qui est un vrai défi parce que manifestement les responsables publics ne sont pas très enthousiastes à l'idée de simplifier le langage. Cela a conduit à des guides, et à un ensemble de vidéos et de fiches pratiques qui permettent de concevoir des formulaires, des courriers, des communications plus accessibles, plus intelligibles pour les publics. Des outils que les communicants publics peuvent découvrir sur le site et utiliser.

Les changements de comportement pour assurer la transition écologique

Si l’on parle de sciences comportementales, il faut aborder la question de la transition écologique. La question fondamentale, c'est comment encourager les changements de comportement. Chaque geste compte, et donc il faut essayer de comprendre comment la psychologie humaine peut et doit intervenir.

La dimension individuelle

L'essentiel des enjeux de transition écologique ne relève pas des individus, sauf pour ceux à la tête des grandes organisations qui ont un impact sur la planète. Pourtant, il faut s'intéresser à la maille individuelle, sans toutefois être trop focalisé sur cette dimension, non seulement parce qu'elle n'est pas vraie arithmétiquement au regard de la détérioration de notre environnement, mais aussi parce qu'elle pose un problème psychologique. Car notre rapport à l'environnement révèle plusieurs enjeux :

  • un enjeu de prise de conscience, presque considéré comme acquis ;
  • un enjeu de passage à l'acte et plus encore – c'est là où généralement se situe le vrai problème ;
  • un enjeu d'inscription dans la durée des changements de comportement.

L’impact perçu

Il faut essayer d'intégrer deux problématiques particulières qui conditionnent le rapport à l'environnement d'un point de vue psychologique.
Premier phénomène psychologique, la question de l'impact perçu. Un changement de comportement sera d'autant plus facile, d'autant plus motivant, d'autant plus compréhensible, que l’individu comprend le pourquoi. Et la transition écologique part un peu perdante dans ce domaine. Imaginons qu’une personne ait froid en hiver, l'impact du degré de chauffage supplémentaire qu’elle va s’octroyer sera immédiat pour elle. Par contre, l'impact environnemental final, que ce soit en termes géographiques ou temporels, sera bien moins évident à percevoir. D’autres paramètres, comme le pouvoir d'achat, vont venir parasiter la perception et la motivation sur ces échéances un peu lointaines.

Les humains sont des êtres sociaux qui ont besoin de symétrie d'effort, d'être engagés dans quelque chose de collectif et qui ne veulent surtout pas avoir la sensation qu'on leur demande plus à eux qu'aux autres.

Le besoin de symétrie

Second phénomène psychologique, le risque de la focale individuelle. Les humains sont des êtres sociaux qui ont besoin de symétrie d'effort, d'être engagés dans quelque chose de collectif et qui ne veulent surtout pas avoir la sensation qu'on leur demande plus à eux qu'aux autres. Les politiques publiques échouent chaque fois qu’elles tentent de grandes initiatives environnementales, en matière par exemple de fiscalité verte ou de ZFE, et que ces initiatives ne sont pas comprises, ne sont pas admises faute de perception sur l'impact concret des choses mais aussi avec la sensation qu'on demande toujours aux mêmes et pas à la majorité.

Des solutions pour une communication agissante

Partant de ces constats, il y a quand même un champ des possibles en termes d'action, notamment sur les questions de communication.

Faciliter la vie des personnes

Il faut avoir comme objectif de faciliter la vie des personnes. Il y a une aversion naturelle au changement. Le changement peut être usant, fatigant, déstabilisateur, il faut donc proposer des solutions qui doivent être les plus facilitantes possible. Il est préférable, au lieu de réglementer, de mettre en place des dispositifs, même s'ils sont onéreux, qui vont permettre de faciliter la vie des personnes. Tout ce qui a trait à la facilitation, c'est la réponse fondamentale à avoir sur ces enjeux environnementaux.

Autre levier souvent utilisé sur ces enjeux de changement comportemental : la gamification. Introduire des mécanismes de jeu, des mécanismes un peu ludiques, pour motiver les gens autrement. Mais attention, la gamification fonctionne sur des convaincus, ceux qui sont déjà un peu partants sur le principe de ce qui doit être atteint. Sur ceux qui sont plutôt hostiles à l'intention de départ, le jeu peut avoir des effets rebonds et crisper les individus plutôt que les faire changer.

Individualiser la communication

D'autres possibilités sont plus prometteuses pour motiver. Tout ce qui a trait en particulier à la personnalisation, à l'individualisation des communications. Cela veut dire que la communication doit s'adresser à des êtres humains individuels. Il y a donc un enjeu à considérer les types de médias qu'on utilise. Par exemple, le SMS est plus impliquant, perçu comme plus personnalisé qu'un message par mail. Autre forme d'individualisation possible : l'individualisation de la donnée. Il est possible d’adosser l’information à des données personnalisées. Ce qui facilite la prise de conscience et le changement, bien davantage qu'une communication générique.

Communiquer sur la symétrie de l’effort

Mettre en avant les normes sociales, mettre en avant des comportements majoritaires, cela fonctionne toujours, sauf exception évidemment chez des êtres qui préfèrent rester marginaux. Ça invite aussi à jouer sur cette symétrie d'efforts, ne pas hésiter à montrer des comportements exemplaires pour essayer d'encourager les autres à faire de même dans le cas d'une forme d'altruisme. Exemple : l'utilisation des jets privés par des millionnaires. Le débat ne porte pas sur l'impact carbone de ces jets privés. Le sujet, c'est l'exemplarité, c'est l'altruisme, c'est la réciprocité, c'est cette notion de symétrie d'effort.

L'effet messager

Enfin, il faut s'intéresser aussi à ce qu'on appelle l'effet messager. Le fait qu'un message n'a pas de valeur en tant que tel, il est conditionné par celui qui le porte et le moment où il l’émet. Selon l’émetteur, selon les moments, selon les sujets, le fait de mettre en avant un argument d'autorité, de mettre en avant un argument plus affectif, peut être plus ou moins impactant. Mettre en avant des personnes, notamment sur ces sujets environnementaux, qui ressemblent au public cible, des personnes qui donnent à voir quelque chose à leur portée, un comportement que quelqu'un, qui ressemble au public visé, a pu adopter, fonctionne bien.

La communication est confrontée à la fatigue cognitive de son public.

La communication doit aussi être timely, doit tomber à point nommé, intervenir de manière opportune, au bon endroit et au bon moment. Il y a des moments qui sont faits pour le changement, il y a des temps pour le changement qu'on peut créer en tant que tel. La communication est confrontée à la fatigue cognitive de son public. À elle d'accompagner le séquençage des choses et de faire en sorte que de petites incitations individuelles, qui doivent intervenir de manière opportune, entretiennent cette logique systémique et fassent en sorte que la communication construise du sens, mais un sens collectif.

« À nous de prendre en compte les sciences du comportement, en considérant la psychologie humaine non pas comme uniquement un levier de motivation, mais pour proposer des politiques et des communications publiques qui soient les plus adaptées à l'être humain réel », a conclu Stéphan Giraud.

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