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Parler des lieux, construire les mots des territoires

Publié le : 22 juin 2021 à 08:29
Dernière mise à jour : 24 juin 2021 à 11:26
Par Marie Cauli

À l’heure où les communications publiques post-confinement revalorisent le lien social et les espaces de rencontre, toute une série de mots issus du vocabulaire de l’urbanisme ou de la concertation émergent et colonisent les discours et les messages. Créatif, solidaire, durable, apprenant : ces qualificatifs, assortis de la rhétorique de la nouveauté, peuvent aussi être envisagés comme des « capacités » d’un territoire ; capacités qui bénéficient, finalement, aux résidents, dans une vision centrée sur l’humain.

Par Marie Cauli, anthropologue à l’université d’Artois.

L’objectif de cet article est de clarifier, dans un contexte de surabondance spatiale – avec des expressions d’un usage parfois envahissant –, et de réfléchir sur ce qui pourrait être au fondement des territoires. Tentative qui peut s’avérer utile à l’heure où les politiques publiques et leurs communications développent des appellations florissantes comme « territoire vécu, résidentiel et aujourd’hui innovant, créatif, solidaire, durable, aimable, apprenant, attractif », etc.
Cet article est issu de l’intervention de l’auteure lors de la Journée d’études du 9 juin 2021 « Aimables, apprenants, inclusifs, intelligents, protégés… qualifier pour demain les espaces et les territoires » organisée par l’IMREDD – université Côte d’Azur.

D’un ancien découpage thématique à une version relookée du territoire

À la base, le terme latin territorius qualifie une zone conquise par l’armée romaine et gouvernée par une autorité militaire. Idée qui semble très éloignée des représentations dans une démocratie mais dont il peut être utile de conserver le sens symbolique.

Du point de vue géographique, le territoire indique un espace de référence situé à l’intérieur de frontières naturelles (géographie physique) et/ou permettant à un groupe humain d’y vivre (géographie humaine). On pose un cadre sur un espace donné et on le remplit par un construit appelé territoire qui renvoie à un lieu borné, calibré et organisé, à une appropriation et à un rapport à l’altérité (exclusion, rapport de force, etc.) ; il conduit à tenir compte des acteurs, leur imaginaire, leurs intentionnalités, leurs traits culturels, etc.

Du point de vue historique, le territoire fait référence à la terre, celle de l’agriculture domaniale, puis celle de la propriété privée, avec l’idée de « terrain » et « d’appropriation ». La possession est ce qui est à l’intérieur de la frontière qui autorise l’usus et le fructus. Cette référence, proche de l’acception éthologique de la notion (territoire de chasse d’un groupe de félins), s’associe à d’autres expressions qui incluent la coopération ou la subordination entre individus d’une même espèce, l’espace de sécurité, l’ancrage, la sédentarité, la mobilité.

Du point de vue économique, le territoire est perçu sous l’angle des ressources (rareté, substituabilité) ou du marketing. L’accent est mis sur l’organisation territoriale (maillage) et celle de l’activité économique (richesse) avec plusieurs axes majeurs : localisations industrielles ou agricoles localisées, rapport local/global, etc. Il caractérise un pôle de développement, une image de marque, la concurrence, etc. Il dispose d’une acception active. Parfois, il se confond avec un produit.

Du point de vue de l’urbanisme, de la gestion, l’urbain semble privilégié. Composé de quartiers, de ghettos, de faubourgs, de banlieues, le territoire peut devenir un lieu de ségrégation, les formes sociales étant différentes au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre-ville. Il est le lieu de travail et le lieu de vie, le lieu de l’apprentissage, de la cohésion. Il renvoie à un découpage réglementé, une qualification de portions d’espace, mais aussi des pratiques sociales et des territoires vécus et représentés. Sur cet aspect, Marc Augé dans « Anthropologie des lieux » soulignera que les projets architecturaux et d’urbanisme mettent en place des structures toujours plus fonctionnelles (des espaces à objectif spécifique, voués à l’efficacité et à la compétitivité dans le système économique global), faisant du résident un utilisateur d’un système routier, commercial, etc., et le plaçant dans une relation contractuelle qui ne crée ni identité ni collectif, mais qui donne la sensation d’être chez soi tout en n’y étant pas.

Du côté des sciences politiques, le territoire renvoie à la colonisation (territoire considéré comme vide et soumis à l’annexion), à un espace politique autonome (territoires d’outre-mer). De manière large, il désigne la cible de l’action publique avec un niveau d’action entre le global et le local. Il fait référence aussi à un territoire administratif géré par une autorité compétente (élus), abritant une population où différents niveaux, échelles s’interpénètrent autour de projets de développement.

Enfin, l’anthropologie s’arrête sur l’action de l’homme sur la nature, le rapport au vivant, se penche sur la dimension identitaire du territoire, du perçu, du vécu et du représenté. Sous cet angle, le territoire est le lieu de la connaissance et de la reconnaissance, celui du « vivre ensemble » et de la proximité positive. Il est en tout cas un lieu incarné, de l’apparentement (identité passive) et de l’attachement (mobilisation volontaire) ainsi que celui de la conscience collective, des savoirs et savoir-faire contextualisés, du terroir, des aires culturelles.

Ces déclinaisons disciplinaires, évolutives, loin d’être exhaustives, aboutissent à une lecture plurielle du territoire impliquant autant de regards spécifiques que de termes. C’est pourquoi la qualification d’un territoire est un exercice périlleux d’autant plus que des notions complémentaires s’agrègent et continuent à s’imposer d’elles-mêmes telles que proximité, innovation, etc. Elles mettent en évidence la transversalité de la notion et la complexité des phénomènes liés aux enjeux territoriaux avec une grande variété d’éléments disparates et de représentations qui entrent en jeu. Mais à y regarder de plus près, ces unités actives, qui parfois se chevauchent, comportent un noyau central structuré par une dimension économique et politique, et des éléments périphériques qui s’incorporent.

D’un objet géographique à un outil opératoire de développement

Ainsi le territoire, objet géographique, s’est transformé progressivement en outil opératoire avec des facettes organisationnelles, identitaires, des ressources et une gouvernance. Il se caractérise principalement par un projet de développement endogène où la ressource est le facteur potentiel de croissance ainsi que l’élément fondateur d’une dynamique sociale, l’individu étant intégré dans ce processus.

Un territoire doit identifier, révéler, renouveler ses ressources spécifiques pour se développer et se démarquer.

Au centre de cette démarche, une notion clé s’impose : celle des ressources. Un territoire doit identifier, révéler, renouveler ses ressources spécifiques pour se développer et se démarquer. L’intérêt de nouvelles thématiques inscrites dans les territoires apprenants, aimables, intelligents, inclusifs, etc. prend tout son sens. Toutefois, au-delà de la personnification de fonctions ou de services qui jouent sur l’image dynamique d’un territoire de premier plan offrant le plus de possibilités (terrains, services, aides, dynamiques associatives, cadre de vie, fibre, etc.), cette démarche active un processus de requalification d’un territoire productif, les mécanismes économiques pouvant avoir un impact sur la dimension sociale. Mais la question est aussi de savoir quel est l’impact réel sur les résidents car les enjeux territoriaux ne sont pas uniquement économiques et politiques. Précisons que les ressources ont aussi une dimension morale et immatérielle et que dans le cadre d’une conception large du développement, les nouveaux aménagements ne conviennent pas à toutes les populations et ne suppriment pas toujours les écarts.

Vers des capacités territoriales ?

C’est pourquoi la thèse d’Amartya Sen et son concept central de capabilité peuvent être mobilisés dans la réflexion en introduisant la question des libertés positives. Celles-ci sont définies comme un processus, et comme un ensemble de possibilités réelles qui permet à l’individu de choisir le mode de vie auquel il attache de l’importance. Les « capabilités » correspondent à l’ensemble des opportunités que peut saisir un individu, autrement dit, elles correspondent aux différentes combinaisons de fonctionnement qu’une personne peut mettre en œuvre, ou à l’ensemble des options parmi lesquelles une personne peut décider du style vie qu’elle veut vivre.

Les « capabilités » correspondent à l’ensemble des opportunités que peut saisir un individu.

En prolongement, ce concept souligne l’idée que le résident est influencé par son environnement qui lui accorde ou le prive d’opportunités. Dans cette perspective, la notion de capacités territoriales met l’accent sur un territoire en tant que cadre de vie susceptible d’améliorer le niveau de liberté et de bien-être des individus qui s’y trouvent, qui est une mesure fondamentale de développement, le résident étant une fin plutôt qu’un moyen. Il donne l’opportunité de mesurer les changements institutionnels, sociaux, culturels, politiques qui peuvent développer ces capacités.

Ainsi, les composants du territoire seraient sources de dotations (ressources propres à la situation géographique, naturelle, humaine, sociale, économique du lieu) et offriraient des opportunités (politiques, économiques, sociales) aux acteurs. Celles-ci, couplées aux caractéristiques personnelles physiques, intellectuelles, créatrices, se transforment en capabilités individuelles, qui en fonction des choix vont permettre à des droits formels de devenir des droits réels.

Cette grille de lecture – qui n’est pas encore stabilisée – présente l’intérêt d’élargir l’horizon des possibilités, en rendant possibles des pratiques souhaitées en mettant en adéquation les ressources personnelles et les structures qui permettent d’atteindre ces objectifs. Elle permet de se situer dans un cadre où identifier, révéler, construire une ressource devient moins important que sa finalité, celle d’accroître la liberté des résidents d’un territoire et d’augmenter les choix d’agir par rapport à ce à quoi ils accordent de la valeur. Enfin, l’intérêt des « capacités territoriales » est de montrer que ce n’est pas la seule qualité des structures et des services qui créeraient les conditions de l’attractivité mais les qualités intrinsèques, les facteurs humains et sociaux qui fondent les atouts d’un territoire.

Des droits formels aux droits réels 

Toutefois, s’il est facile d’identifier les enjeux, il l’est beaucoup moins de proposer des programmes d’action et d’amorcer le passage entre ce qui doit être fait et ce qui peut être fait. Aussi, il faut réaffirmer que les réponses ne peuvent être simples même si le contexte pousse toujours à plus de réactivité, de performance et de résultats. Mais nous ne partons pas de rien. De multiples travaux et des expérimentations – même si tous ne sont pas conduits sous le seul concept de capabilités – sont inspirés par cette approche aux quatre coins du monde, ils doivent être au centre de la démarche. Mieux exploités, ils devraient éclairer et infléchir les processus décisionnels et les actions, aider à établir un diagnostic territorial en construisant une vision centrée sur l’humain, en diversifiant les acteurs et en croisant leurs regards, surtout de ceux qui vivront les nouveaux aménagements en attente avec leurs besoins. Ils favoriseraient le recensement de capacités prioritaires et contextualisées, significatives d’une progression du bien-être des résidents, celui-ci étant lui-même mieux défini à partir des perceptions et du vécu. Pour le dire autrement, cette approche peut servir de guide pour ouvrir la voie du développement à partir d’une approche multidimensionnelle partant des personnes, l’enjeu étant de multiplier les démarches qualitatives, premier pas modeste mais incontournable de ce qu’il convient de consolider.