Aller au contenu principal

« Favoriser la confiance nécessite du courage »

Publié le : 8 novembre 2021 à 11:58
Dernière mise à jour : 7 décembre 2021 à 10:01
Par Nastassja Korichi

Médiatrice des antennes de Radio France et créatrice du programme d’éducation aux médias « InterClass’ », Emmanuelle Daviet porte la conviction que le dialogue avec les publics et les jeunes est essentiel pour favoriser la confiance des citoyens envers les institutions. En tant que présidente du jury du 33e Grand Prix Cap’Com, et au regard de ses expériences, elle nous livre sa vision sur le rôle des médias pour créer les conditions de la confiance et de l’expression de la citoyenneté.

Dans les mêmes thématiques :

Quels sont les principaux dispositifs de médiation que vous avez mis en place pour animer le lien entre les équipes de Radio France et ses auditeurs ?

Emmanuelle Daviet : Le dispositif de médiation ayant la plus grande exposition, et qui existait déjà avant mon arrivée, est l’émission sur les antennes où je réponds aux questions des auditeurs. Chaque rendez-vous est un moment de décryptage, l’occasion d’expliquer le travail des journalistes, des rédactions, comment l’information est produite. J’interviens chaque dimanche sur Franceinfo, deux fois par mois, le jeudi, sur France Culture et chaque dernier vendredi du mois sur France Inter.

Ces émissions ne représentent qu’une part infime des messages des auditeurs et il me semblait qu’ils méritaient davantage de visibilité. J’ai donc créé « La lettre de la médiatrice », un format numérique où sont présentés chaque vendredi les thèmes d’actualité, et leur traitement éditorial, qui ont fait le plus réagir les auditeurs au cours de la semaine écoulée. Je publie les critiques, les remarques, les suggestions, les compliments. C’est un important travail de sélection puisque chaque semaine nous recevons en moyenne 4 500 courriels. En contrepoint de leur incompréhension, voire de leur colère au sujet d’un reportage ou d’une ligne éditoriale, je leur réponds en détaillant les pratiques journalistiques, j’explique les coulisses, je justifie les choix des rédactions ou au contraire j’appuie les propos des auditeurs en prouvant que leur critique est fondée. Je suis très factuelle. Si, par exemple, des auditeurs nous reprochent de ne pas avoir couvert un sujet, je publie tous les liens qui se rapportent au traitement de cette actualité pour qu’ils puissent réécouter le travail fait par les rédactions.
Cette « Lettre » est plébiscitée par notre public : « Je l'interprète comme une preuve d'un lien vivant entre les équipes de Radio France et ses auditeurs », m’a écrit un abonné. En interne, cette « Lettre » permet de savoir ce que nos publics pensent du travail des antennes ; ce n’était pas le cas auparavant puisque très peu de personnes avaient connaissance des courriels que nous adressaient les auditeurs. À mon arrivée, j’ai vraiment tenu à ce que tous les personnels du groupe Radio France en soient informés. Cela éclaire chacun sur les choix éditoriaux qui font réagir, les invités qui enchantent ou crispent nos concitoyens, sur les débats de société qui les intéressent, sur les points que nous pouvons améliorer, notamment l’usage de la langue française.

Notre site propose aux auditeurs un nouvel espace d'expression.

Autre élément essentiel du dispositif, le site web mediatrice.radiofrance.com, qui a enregistré, en un an, une hausse de 247 % des visites, entre le 1er janvier 2020 et le 1er janvier 2021. Les auditeurs adressent leur message ou lisent les courriels des autres auditeurs (pages les plus lues). C’est sur ce site également que nous publions des vidéos explicatives avec des journalistes et des producteurs de Radio France. Il y a un vrai besoin d’incarnation et je tenais à valoriser ce média qui permet de découvrir différemment le travail des professionnels et les diverses facettes de nos métiers.

Le site propose également aux auditeurs un nouvel espace d’expression, « Les Débats de l’actu ». À mon arrivée, j’ai constaté que nos auditeurs nous livraient leur avis sur un fait d’actualité sans qu’il s’agisse pour autant du traitement éditorial qui en était fait sur les antennes. Il y avait là des témoignages réellement intéressants, qui pouvaient éveiller la curiosité ou nourrir le travail des rédactions. J’ai souhaité les partager plutôt que d’en être l’unique destinataire.

Depuis plus de deux ans, le site est aussi doté d’un assistant conversationnel, « Athéna », un chatbot conçu pour répondre aux questions techniques : problèmes de réception, fréquence hertzienne, internet, écoute en podcast, etc.

Pour une exposition maximale, le service de la médiatrice a développé une présence tous azimuts sur les réseaux sociaux : Twitter, Facebook, Instagram, Dailymotion, LinkedIn.

Le jeudi 9 décembre, lors de la conférence de clôture du Forum Cap’Com de Rennes, Emmanuelle Daviet présentera plus en détail ses pistes et conseils aux communicants publics pour recréer le lien entre les institutions et les citoyens.

Dans le contexte de défiance à l’égard des médias, quels sont, selon vous, les postures à adopter et les leviers d’action pour renouer le dialogue avec les publics ?

E. D. : Tout d’abord ne pas être dans le déni, savoir reconnaître ses erreurs quand elles sont avérées, accepter les critiques et y répondre. Je suis pragmatique. Quand un problème surgit, on le traite et on le règle dans la mesure du possible. Cela passe par toute une gamme de réponses. Tout d’abord, sur des questions purement techniques, on apporte une solution immédiate à l’auditeur. Sur des points éditoriaux, la réactivité, à ne pas confondre avec la rapidité, me paraît essentielle. Les sujets sensibles sont traités prioritairement. Sur l’ensemble des questions éditoriales qui nous sont posées, répondre à chacun est malheureusement impossible, cependant les rendez-vous d’antenne ou la « Lettre » du vendredi permettent d’apporter des explications. Parfois je juge préférable de contacter directement des auditeurs mécontents. Je leur propose un rendez-vous téléphonique. Ils sont très étonnés par cette démarche inhabituelle, mais il faut bousculer les codes. Et ils approuvent ! C’est efficace et fructueux. J’apprécie ce contact direct, l’argumentation de chacun fait avancer l’échange et la compréhension mutuelle. C’est un dialogue où la diplomatie reste de mise. Les auditeurs sont extrêmement sensibles à la prise en compte des remarques qu’ils formulent, ils se sentent considérés. Nous avons ainsi créé une boucle vertueuse : plus on répond, plus ça suscite de messages.

L'argumentation de chacun fait avancer l’échange et la compréhension mutuelle. C’est un dialogue où la diplomatie reste de mise.

Il est impératif dans le contexte de défiance à l’égard des médias de rendre notre univers accessible, car ce rejet d’une partie de l’opinion publique doit réellement nous mobiliser pour agir. On ne peut pas continuer à exercer notre métier sans s’interroger et contrecarrer cette crise de confiance. Mais favoriser la confiance nécessite du courage. Avoir le courage de penser contre soi, de constater les faiblesses d’un dispositif éditorial, par exemple, et encore une fois d’accepter la critique quand celle-ci est fondée et argumentée. En un mot, faire preuve d’humilité. L’humilité est une force et, quand on sait la mettre en œuvre, elle devient un atout.

Après les attentats de 2015, à la demande de Laurence Bloch, la directrice de France Inter, vous avez conçu et piloté InterClass’ : un dispositif inédit d’éducation aux médias et à la citoyenneté, destiné à développer l’esprit critique par l’apprentissage de la vérification des sources. Que retirez-vous de cette expérience auprès des jeunes ?

Crédit photo : Radio France - Christophe Abramowitz

E. D. : Cette expérience m’a confirmé l’impérieuse nécessité d’apprendre aux jeunes à débattre entre eux mais aussi avec les adultes, l’importance de passer du temps avec eux, d’échanger, de les considérer. Ce programme démontre que du pire des uns naît le meilleur des autres. Le pire, ce sont les attentats qui, depuis janvier 2015, défigurent notre pays. Le meilleur, ce sont les élèves d’InterClass’ qui, depuis septembre 2015, déboulent joyeusement dans les studios de la première radio de France et découvrent le plaisir inégalé du micro. InterClass’ est l’incarnation de l’engagement citoyen de France Inter souhaité par Laurence Bloch à la suite des attentats.

Depuis sa création, ce dispositif unique dans l’audiovisuel français a mobilisé près de 2 000 personnes, élèves, enseignants et les équipes de France Inter et Radio France. Pour resituer le contexte, rappelons qu’en janvier 2015 de nombreux enseignants se sont tournés vers notre rédaction. Ils souhaitaient que les journalistes viennent dans les classes pour parler des caricatures, du blasphème, de la laïcité, du métier de journaliste, et expliquer surtout la liberté d’expression, notamment avec les élèves qui mettaient en balance l’humour de Charlie Hebdo et celui de Dieudonné. Démunis, inquiets d’aborder ces thématiques éloignées de leur champ disciplinaire, les professeurs, dans un réel désarroi, voulaient être épaulés dans ces échanges avec les collégiens et les lycéens. Ce flux de sollicitations nous a obligés à réfléchir à ce que nous pouvions mettre en place pour apprendre aux élèves à mieux décrypter les informations, à en comprendre les mécanismes et surtout à développer leur esprit critique face à la multiplication des canaux médiatiques. Au-delà de cette ambition affichée, il était important de restaurer de la confiance entre les jeunes et les médias traditionnels et surtout de répondre à un paradoxe : les collégiens et les lycéens ont un accès direct à tous types de médias, mais témoignent d’une non-maîtrise du décryptage informationnel, ce qui brouille insidieusement leur réception de l’information et déréalise leur perception de la fonction journalistique.

Laurence Bloch m’a donné carte blanche pour créer InterClass’. Le dispositif se déploie dans les collèges et les lycées situés dans les quartiers les plus pauvres de notre pays où, à la pauvreté économique, culturelle et langagière, s'agrège la pauvreté informationnelle. Pour faire citoyenneté, il faut éprouver le sentiment d’appartenance à la nation. Or, pour nombre de ces jeunes qui grandissent dans ces quartiers de grande fragilité sociale, les conditions prérequises de l’accomplissement démocratique ne sont pas toujours réunies.

Cette expérience m’a confirmé l’impérieuse nécessité d’apprendre aux jeunes à débattre, l’importance de passer du temps avec eux, d’échanger, de les considérer.

Grâce au travail mené par les équipes de France Inter en lien avec les équipes pédagogiques, grâce aux convictions humanistes de nos partenaires et mécènes, InterClass’ permet aux élèves de s’exprimer, de donner leur point de vue, de prendre la parole sur France Inter lors de leurs interviews ou de la diffusion de leurs reportages, de découvrir d’autres réalités, d’autres horizons. Pour certains, en particulier les décrocheurs, le bénéfice rejaillit sur leur scolarité, la relation avec leurs camarades et leurs professeurs.

Lors de la conception du dispositif, instaurer des débats en classe sur l’actualité ou les reportages a été pour moi essentiel, c’est le pilier de ce dispositif. Cette pratique est une réplique exacte de ce qui se passe lors des conférences de rédaction quotidiennes, on se situe donc là dans une dimension journalistique majeure. Une conférence de rédaction est un temps fort d’un organe de presse, très ritualisé avec des codes et des pratiques propres à chaque média. C’est un lieu d’échanges, de débats, de confrontation d’idées, d’où l’importance de cette réplique de nos usages professionnels en classe. La lecture de la philosophe Martha Nussbaum m’a également largement influencée dans ce choix pédagogique. Dans son livre Les Émotions démocratiques, la philosophe américaine s’interroge sur la meilleure manière de former le citoyen du 21e siècle et d’éduquer à la démocratie. Elle explique que la finalité essentielle de l’éducation est de former les élèves afin qu’ils puissent pleinement participer à la vie démocratique et elle recommande qu’ils apprennent à entrer dans une relation pacifiée avec les autres, à échanger ensemble dans le respect de chacun. Parmi les pistes à explorer, elle évoque le débat : « Tout un chacun a besoin d’examen et tous sont égaux face à l’argument. Cette attitude critique révèle la structure de la position de chaque personne en dévoilant les hypothèses communes, les points d’intersection qui peuvent aider les concitoyens à progresser vers une conclusion commune. » Ces moments de débat en classe conduisent les élèves à adopter une attitude plus ouverte à l’égard du point de vue de l’autre. Ils se montrent davantage disposés à accepter et respecter des points de vue opposés aux leurs, et, au fil des séances, ils considèrent de moins en moins « la discussion comme un simple prétexte à assener des affirmations vantardes et des assertions péremptoires ». Ils s’étonnent d’ailleurs eux-mêmes de s’écouter les uns les autres quand ils prennent la parole.

J’évoquais aussi l’importance de passer du temps avec les élèves. L’inscription dans la durée du dispositif, qui est programmé sur toute une année scolaire, est un gage de réussite. Tout comme la coopération et la solidarité entre pairs, elle favorise une éducation à la citoyenneté et à la démocratie, car les élèves sont impliqués dans un processus collectif qui reconnaît la singularité de chacun. À l’instar d'une démarche démocratique, les séances d'InterClass’ permettent aux élèves de progresser ensemble pour parvenir à la réalisation d'un projet de groupe. Si l’on considère la classe comme une mini-société, on peut admettre que ce cheminement fait passer l'élève-individu au statut d'élève-citoyen.

Les collectivités ne doivent pas hésiter à solliciter les journalistes de la presse locale – radio, télé ou presse écrite – pour créer un programme.

Cette pédagogie d’implication personnelle en vue de l’élaboration d’un travail en commun amène progressivement l'élève à évoluer du « je » vers le « nous », du singulier au collectif, et de l'immédiateté à un travail sur le long terme. Cette démarche rigoureuse articule un travail d’étapes pour la construction du « commun », loin des injonctions à la satisfaction immédiate et de l’individualisme mortifère propres à notre époque. Ainsi, au fil des mois, nous tentons tous ensemble de favoriser des liens de confiance, en formulant parfois des désaccords mais aussi des convergences, pour mener à bien ce travail collectif.

De cette expérience, quels enseignements vous semblerait-il pertinent d’appliquer aux actions de communication locale destinées aux jeunes ?

E. D. : Savoir s’informer ne s’apprend pas seul lorsqu’on est adolescent. La transformation profonde de notre univers informationnel redéfinit les identités médiatiques puisque chacun peut désormais être non seulement destinataire mais émetteur et prescripteur, bousculant les codes du journalisme traditionnel et le remettant en cause, en se réappropriant l’authenticité de ce qu’il rapporte du monde. Ce schéma, quand il est réfléchi, peut être vertueux mais il peut aussi générer une confusion des sources dans cette multiplicité des canaux véhiculant des informations fiables ou nuisibles. Pour un jeune, il est donc parfois difficile, voire impossible, d’identifier des sources certifiées. D’où la nécessité d’agir. Cela passe notamment par l’éducation et la mobilisation des professionnels pour un travail collaboratif, co-construit avec les médias. Les collectivités, via les bibliothèques, les médiathèques, les structures d’éducation populaire, les lieux d’éducation à la citoyenneté ne doivent pas hésiter à solliciter les journalistes de la presse locale – radio, télé ou presse écrite – pour créer un programme. Un projet peut prendre différentes formes : instaurer des débats, des interviews avec les plus jeunes de la commune afin de les inciter à découvrir la participation citoyenne, créer une radio, les solliciter pour lancer un journal local à destination d’un jeune lectorat, co-gérer un compte sur les réseaux sociaux pour le jeune public de la ville. Les codes des adolescents évoluent très vite, il faut s’y adapter, ne pas créer une rupture communicationnelle. Ils plébiscitent TikTok, Instagram ou Snapchat, alors pourquoi ne pas les sensibiliser via les univers sur lesquels ils passent du temps ? Évidemment je plaide aussi pour une sensibilisation aux médias traditionnels comme le propose InterClass’ qui est certes configuré pour un apprentissage du média radio, mais il faut savoir qu’il est possible de réaliser ces mêmes séances pour initier des élèves à la presse écrite ou au reportage vidéo. Les principes fondamentaux restant identiques quel que soit le média. Pour ceux qui souhaiteraient s’inspirer du modèle, sa version numérique est désormais accessible : InterClass’Up. C’est un chantier que j’avais lancé fin 2017, qui a été suspendu lors de la pandémie, et qui a été inauguré en mars dernier lors de la Semaine de la presse et des médias à l’école. Il s’agit d’une plateforme où tout animateur, documentaliste ou enseignant peut trouver les ressources pour mettre en œuvre un dispositif d’éducation aux médias et à l’information.

Les codes des adolescents évoluent très vite, il faut s’y adapter, ne pas créer une rupture communicationnelle.

L’enjeu est double. Il s’agit tout d’abord d’aider un jeune à développer son esprit critique, à devenir un citoyen éclairé, avec, en ligne de mire, ce point très important : il ne s’agit surtout pas de dire à un adolescent ce qu’il doit penser, il s’agit au contraire de l’accompagner pour développer une pensée autonome, afin de lui donner les clés d’un savoir citoyen et les repères de la société dans laquelle il grandit. Il s’agit aussi de notre responsabilité individuelle d’adulte – animateur, documentaliste, communicant, enseignant ou journaliste – dans le fonctionnement de notre démocratie : « Bien informés, les hommes sont des citoyens ; mal informés, ils deviennent des sujets », écrivait le sociologue et économiste Alfred Sauvy.

Crédit photo principale : Radio France – Christophe Abramowitz.

Cérémonie de remise du Grand Prix Cap’Com 2021

C’est sous la présidence et le regard d’Emmanuelle Daviet que s’est rassemblé le jury du 33e Grand Prix Cap’Com pour décerner les prix. Le palmarès complet sera dévoilé le jeudi 9 décembre à Rennes, en clôture du Forum Cap’Com. En présence de la présidente et des membres du jury, ce temps de célébration sera l’occasion de passer en revue les meilleures pratiques de l’année ainsi que les tendances et enjeux qui animent le métier.

À lire aussi :
« À nous d’inventer de nouvelles formes d’interactions avec les publics »
Lire la suite
Les nominés du Grand Prix Cap'Com 2021