
Je suis une yeuv, mais je me soigne
Ou pourquoi j’ai décidé de ne pas assister au tapis de paroles « Durer dans la compublique après 50 ans » au dernier Forum Cap’Com.
Par Céline Mennesson, directrice de la communication de l’établissement public territorial de bassin (EPTB) Seine Grands Lacs.
Mes deux collaboratrices, totalisant presque 60 ans à elles deux, c’est-à-dire presque mon (grand) âge, m'ont dit au Forum Cap'Com à Lille, d’un air goguenard :
« Tu vas assister à cet échange, bien sûr ?
— Ah mais non, quelle idée ? », ai-je répondu, outrée par tant d’insolence.
Je me voyais déjà sur un tapis indien, genre « plateau du Larzac, le retour », entourée de dircoms seniors, les cheveux blancs, la mine triste et l’œil éteint, pour parler « du bon vieux temps de la com d’avant internet et les réseaux sociaux », en mode psychothérapie de groupe.
Mais mamie, la com, c’était comment, avant ?
Il est vrai qu’un traitement psychologique devrait s’imposer à nous, seniors de la com, pour supporter les changements énormes qu’ont vécus ceux qui comme moi ont débuté dans la com au début des années 1990, quand internet n’existait pas, que tout était « hors ligne » et reposait sur des pratiques bien différentes de celles que nous connaissons, ma bonne dame. Pas de téléphone portable, mais de gros ordinateurs qui ramaient et tombaient en panne régulièrement (pour ne pas dire tout le temps) et pouvaient effacer des journées entières de travail. Des fax qui permettaient l’envoi assez aléatoire d’information, et des coursiers qui, avant Uber Eats, traversaient les villes avec des rouleaux contenant les BAT de nos plaquettes.
Il fallait beaucoup plus de monde et de temps pour collecter l’info, la traiter, la diffuser. Du coup, une direction de la communication rassemblait trois fois plus d’agents dans les années 1990, si l’on comptait l’assistante, l’iconographe, l’attaché de presse, le maquettiste… des métiers quasi disparus aujourd’hui. Les coupures de presse étaient découpées et sagement rangées dans des dossiers papier empilés sur les étagères. L’info se diffusait lentement, par la presse écrite… on prenait le temps.
Comment les yeuvs de la com se sont adaptés au numérique
Désormais, on a changé de rythme : le temps a été raccourci. Notre cerveau de yeuv (1) de la com est constamment en ébullition et doit gérer mille choses à la fois. Maintenant, c’est le temps qui nous prend, c’est le temps réel qui dicte ses règles.
Malgré tout, nous, yeuvs de la com, à force de moult formations et en apprenant sur le tas, nous nous sommes adaptés aux évolutions technologiques, en mixant nos connaissances d’avant avec la technologie de maintenant. Et notre valeur ajoutée, en tant que seniors, c’est que nous avons acquis au fil du temps des compétences en gestion d'équipes et en pilotage de projets complexes (si, si !). Désormais, nous sommes devenus adaptables et multidirectionnels, bienveillants (et même troglodytes), performants en réseaux sociaux, en stratégie numérique, en analyse de données et segmentation de cibles, incollables en storytelling, et même experts en management de génération Z.
Pourquoi est-il conseillé de ne pas (trop) devenir yeuv quand on est dircom ?
Tout d’abord parce que c’est un métier particulièrement stressant : le dircom vit dans l’angoisse de l’erreur et de la gestion de crises imprévues qui rendent sa tâche de plus en plus complexe. Avec une charge de travail et des délais de plus en plus serrés, dans un univers en constante évolution et avec des budgets de plus en plus contraints. Dur dur d’être yeuv !
Pour rester un dircom yeuv mais opérationnel, je préconise donc une bonne hygiène de vie (chose pas facile dans notre métier où le petit verre de vin fait partie du quotidien). Je préconise aussi un entraînement de sportif de haut niveau, pour résister au stress et apprendre à mieux gérer notre énergie et la faire durer dans le temps. Bref : un esprit (presque ?) sain dans un corps (presque ?) sain.
La bonne nouvelle, c'est que les djeuns d’aujourd'hui seront les yeuvs de demain ! Car la roue tourne pour tous, ma bonne dame. Mais avec des perspectives différentes sur l’évolution de notre métier. Car ce bouleversement que nous avons connu en trente-cinq ans va se reproduire au cours des cinq ou dix prochaines années, avec l’arrivée massive de l’intelligence artificielle qui risque de faire vieillir bien plus rapidement les djeuns d’aujourd’hui, s’ils ne s’adaptent pas beaucoup plus vite que notre génération s’est adaptée. Soit ils maîtriseront l’IA, et l’utiliseront à haut niveau, soit ils disparaîtront sans avoir eu la chance de devenir des yeuvs de la com.
Et lorsqu’un jour prochain nous serons enfin à la retraite, l’esprit libre et détaché de tout stress, nous pourrons à notre tour regarder d’un œil goguenard les jeunes communicants d’aujourd’hui, devenus à leur tour des yeuvs de la com, réunis autour du tapis de paroles de Cap’Com. Et se dire que finalement on n’est pas trop mal à siroter un bon cocktail au bord de la piscine !
(1) Yeuv : « vieux » en langage de djeuns.