Pages de com : « Le piège de l’identité » par Yascha Mounk
Il aurait été simple de céder aux sirènes de la facilité à quelques jours d’un scrutin pour lequel beaucoup de commentaires lapidaires sont faits. Mais non, nos « Pages de com » ne sont pas des espaces de synthèse régressive, mais un appel au temps long de la réflexion. Et quel contre-pied ! ce pavé sur le piège de l’identité. Soyons intranquilles, débattons et remettons en question : c’est l’esprit critique !
À première vue, l’ouvrage était fléché : un long pamphlet sur les travers identitaires, façon Amin Maalouf, en plus récent. Mais non, cela aurait été trop facile. À la prise en main, ces 550 pages sont décevantes. Elles ne correspondent pas à nos attentes. L’auteur explique le chemin de sa pensée sur la base de polémiques complètement immergées dans le contexte états-unien ; il nous parle d’un communautarisme de troisième génération et de la complexification des positionnements sur des questions de couleur de peau, qui viennent du pays d’O. J. Simpson. Il débouche, on ne sait pas trop comment, sur son concept de « synthèse identitaire », qu’il dénonce tout au long de son livre, et qu’il met en perspective avec des philosophes français – Foucault surtout, qu’il attaque sans ménagement entre les pages 44 et 50. Ou plus loin avec la figure de Frantz Fanon, page 376, brisant là encore une icône de la pensée francophone. Pas de quoi ravir un lecteur de bonne constitution, plutôt positif à la base. Yascha Mounk explique comment les post-modernistes dénigrent les « méta-récits », ce qu’il regrette amèrement. Intéressante réflexion, alors qu’en France, aujourd’hui, on en appelle au Récit national, façon Michelet, sans beaucoup de nuances. Et puis, au fil des lignes, on se dit qu’il y aurait aussi du bon dans les « méta-récits ».
Sur le fil du rasoir identitaire
Dès le premier chapitre, on voit bien que ce livre nous bouscule, nous heurte, mais nous amène également à repenser nos références. Chacun peut suivre l’auteur, ou pas, comprendre ses positions, les contester… Pour continuer sur le fil du rasoir identitaire et titiller nos esprits européens, Yascha Mounk, pourtant professeur à Sciences Po Paris, montre très vite un tropisme américain et utilise le terme « libéral » dans un sens qui résonne autrement outre-atlantique, comme dans son chapitre 15, « Plaidoyer pour une alternative libérale ». Il milite sans réserve pour la liberté d’expression, qui est sacrée aux États-Unis, parlant page 246 des « gouvernements qui ne devraient pas pouvoir jeter leurs citoyens en prison pour avoir exprimé une opinion ». Et il passe semble-t-il sous silence l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit. »
Il bouscule et cela fait du mal et du bien en même temps
Des lecteurs vont aimer sans modération, une majorité va sans doute le détester, mais aussi aimer le détester, car il bouscule et cela fait du mal et du bien en même temps. Du mal parce que nous sommes submergés à la lecture de ces pages et nous avons des difficultés à intégrer toutes ces notions actualisées sur l’appropriation culturelle, les « safe spaces ethniques », la cancel culture, etc. Ainsi que ces nouveaux discours qui ont leurs puritanismes, leurs sectarismes et leurs intolérances.
Alors on est pris de vertige… et vient le bien (qu’il nous fait), c’est-à-dire la proposition de l’auteur qui souhaite dépasser ces dérives presque absurdes et souvent contradictoires. On comprend mieux sa position, bien qu’exogène pour nous.
Et, après tout, on est qui pour donner des leçons, aujourd’hui ?
Alors vive l’esprit critique et les prises de tête salutaires.
Le Piège de l'identité
Yascha Mounk
Éditions de l’Observatoire
Hors collection
8 novembre 2023
560 pages