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Une question d’adhérence

Publié le : 20 janvier 2022 à 07:05
Dernière mise à jour : 20 janvier 2022 à 12:13
Par Yves Charmont

La remise en question de la parole publique dans un contexte de défiance sanitaire n’est pas un fait nouveau. Ce qui l’est plus, c’est sa convergence avec un fond diffus mêlant scepticisme, entre-soi et sentiment de relégation. Pour éviter la sortie de route, il est nécessaire d’adapter sa conduite et d’écouter les conseils de chercheurs et de professionnels entendus dans les échanges du réseau.

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Version augmentée de la tribune d'Yves Charmont, délégué général de Cap'Com, parue dans Parole publique n° 28 de novembre 2021.

Nous attendions sans doute un monde nouveau, ressoudé par la pandémie, plus durable, plus citoyen. Et c’est un univers morcelé et méfiant qui advint. C’est le repli qui l’emporte, comme le montre l’enquête « Le cœur des Français (1) » de Harris Interactive pour Challenges : liberté, famille, santé et amis forment un ensemble de valeurs plus individualiste et plus tourné vers l’intimité au détriment de la confiance et de l’intérêt collectif. Dans les différentes branches de la communication publique, la modification des réactions et les pertes d’efficacité obligent à réagir. On peut se tourner vers les modèles de la communication de crise, parce que la situation donne l’impression de déraper. Et cela peut effectivement se passer vite : la liaison (le lien) est rompue par une fine couche de liquide (le doute), et c’est la perte d’adhérence/adhésion.

Santé publique, médias et experts au défi

Mais ce fake-planing (ou infox-planage) n’est sans doute qu’un symptôme. Il est intéressant de prendre du recul pour se souvenir que le triangle gouvernement/autorités sanitaires/citoyens a été formé et animé depuis longtemps. La communication publique est même historiquement liée à de grandes actions de santé publique (contre la tuberculose, puis l’alcool, le tabac, etc.). Pour Caroline Ollivier-Yaniv de l’université Paris-Est Créteil, c’en est même « un instrument non autoritaire qui vise la construction de bonnes pratiques de santé, individuelles ou collectives (…) par la symbolique ».

Cependant, on l’oublie trop souvent, ce tableau a déjà été terni : Tchernobyl, vache folle, sang contaminé, amiante… Caroline Ollivier-Yaniv écrivait en 2015 (2) : « La santé publique n’a cessé d’être publiquement mise en cause, au travers de controverses qui mettent en question les rapports entre action publique, responsabilité politique, expertise biomédicale, intérêts économiques et capacité d'influence du secteur pharmaceutique – désigné de manière familière et péjorative comme le Big Pharma. » Même ce dernier terme n’est pas une nouveauté ! Il était déjà utilisé dans certains cercles ; un terme qui cristallisait une remise en cause des liens entre gouvernements et entreprises pharmaceutiques. On passait déjà facilement de critique à soupçon de collusion complotiste. Notons en complément que l’antivaccination comme posture idéologique est, pour beaucoup d’observateurs, assez faible. Par contre, l’hésitation vaccinale est plus forte et large. Une distinction faite depuis des années par les spécialistes.

La glissade

Ce qui est plus récent et qui s’accompagne d’une méfiance citoyenne – celle qui interroge la relation démocratique et qui est sensible aux thèses complotistes –, c’est une prise de distance avec les institutions et, plus surprenant, avec la presse ou avec les experts. Une dégradation graduelle qui a pris forme avec les gilets jaunes en 2018, mais qui, pour certains, était déjà palpable lors de la « journée de retrait de l’école » en 2013. Cela a surtout concerné les quartiers sensibles et peu intéressé les spécialistes. Pourtant, Fatima Khemilat (3) y voit « une forme de défiance quant aux capacités de l’école à tenir les promesses ». Retour en 2018 : Pauline Amiel, universitaire spécialiste de la presse (4), y note, elle, « [une] suspicion envers les journalistes [qui] ne cesse d’augmenter. La crise des gilets jaunes et la violence exprimée à l’encontre des médias ont révélé une profonde défiance ». Quant aux experts, Pascal Nicolle, président de DébatLab, confie : « Avant de mettre le public en présence d’un expert, j’explique avec soin pourquoi il est là, son intérêt, sa contribution au projet. Il est désormais nécessaire de dédramatiser son arrivée et de crédibiliser ses connaissances. » Les intervenants, il faut les préparer, car « la posture de l’expert à l’ancienne, c’est la garantie de se faire ramasser », ajoute-t-il.

Confusion générale

La rencontre du doute (sur la science), la perte de confiance et la prise de distance citoyenne provoquent surtout de la confusion, ou plutôt des confusions, pour reprendre une partie de l’inventaire de Guillaume Lecointre (5) :

  • confusion entre temps des sciences, des médias et des réseaux sociaux ;
  • confusion entre égalité du droit à la parole et égalité de légitimité ;
  • confusion entre valeurs et faits ;
  • confusion entre savoirs, croyances et opinions ;
  • confusion collectif-individuel.

Pour illustrer ce constat, il n’aura suffi que d’une réunion publique, dans une métropole, comme le raconte la nouvelle dircab, que nous appellerons Anna : « Pour ce projet de rénovation d’un centre urbain, nous n’avions jusque-là que des procédures en distanciel. Avec le retour au présentiel, nous avons fait salle comble cet été pour la réunion de présentation du plan d’action. Nous avions un déroulé, des contenus, des élus (maire, vice-président), un animateur… Mais cela ne s’est pas passé comme prévu, le maire n’a pas pu finir d’exposer son plan, il a été coupé par un habitant en colère, avec des mots durs. D’autres lui ont répondu. Il y a eu confrontation de tous les points de vue : des extrêmes, des modérés, des gens des collectifs, dans une totale libération de la parole. Finalement, cela a été plus un échange qu’une présentation. » Anna note que les services avaient heureusement anticipé en établissant une inscription à l’avance et un contrôle à l’entrée. D’ailleurs, les dispositions de sécurité, y compris pour les rendez-vous courants à la mairie, sont renforcés. Comme nous allons le voir.

Nous sommes dans le monde le mieux maîtrisé qui ait jamais existé, mais ça ne suffit pas, au contraire, ça alimente cette hantise.

Marcel Gauchet

Nous ne pouvons pas effacer la traduction de certaines paroles en actes et la levée de certains freins qui jusque-là permettaient de canaliser les expressions et les pressions. On le voit avec les menaces personnelles et physiques – et même les violences – concernant des élus. Les maires se sentent menacés et l’ont bien fait comprendre lors de leur dernier congrès. Leur quotidien change, leurs relations aussi. Comme cette maire d’une ville de 10 000 habitants, qui nous explique à qu’elle, qui avait l’habitude de recevoir ses rendez-vous « dans son bureau à l’hôtel de ville jusque tard dans la soirée », a désormais changé de pratique et « veille à ce qu’il y ait toujours un agent de sécurité en service au même étage… et les rencontres ne sont plus aussi tardives ».

Mais d’où vient cette matérialisation du doute et cette transformation des rapports vers de plus fréquents passages à l’acte ? Un dialogue intéressant entre le philosophe et historien Marcel Gauchet et le politologue Stéphane Rozès dans la Revue politique et parlementaire du 4 novembre 2020 est éclairant. Après Marcel Gauchet, qui invoque une nouvelle forme de sentiment d’insécurité (menaces terroristes, climatiques, sanitaires) et de hantise (voir citation ci-dessus), Stéphane Rozès propose une explication basée sur les travaux de ce dernier : « Comme l’a analysé Marcel Gauchet dans ses travaux : nous étions autrefois enclavés dans des religions, des classes, des apparences collectives qui nous tenaient ensemble dans un maillage serré de devoirs et de droits. Face à cela, le déploiement du libéralisme et son dévoiement en néolibéralisme ont représenté la promesse et l’illusion que chaque individu pouvait être seul maître à bord. » Avec la pandémie, il a pu se sentir terriblement démuni « face à la peur de l’aléa qui dépendait en outre des bons comportements des autres individus ». Et il est d’autant plus difficile d’admettre aujourd’hui « que les libertés collectives devaient dorénavant prévaloir sur les libertés individuelles ».

Redonner du pouvoir d’agir

Il y a donc, dans le doute qui se diffuse, une réticence à se joindre au mouvement général, une perte d’adhésion au jeu collectif si celui-ci ne converge pas de façon évidente avec l’intérêt individuel. La défiance est un symptôme, celui d’un éloignement aussi bien physique que mental, une distance envers les représentants, les médias et les médiateurs. Journalistes, communicants publics, scientifiques, porte-parole, tous sont logés à la même enseigne aujourd’hui ; mais des solutions pourraient trouver leur place dans la transversalité, en avançant pas à pas. On pense au bien nommé journalisme de solution, décrit par Pauline Amiel (7) qui écrit : « Accusés d’éloignement vis‐à‐vis de la réalité du public et de manque de représentativité, les médias doivent également évoluer dans une ère de développement des fake news et de la post‐vérité. » Elle propose de rééquilibrer les contenus entre négatif et positif, constats et solutions. Dans cette même direction, de nombreux organismes expérimentent désormais la discussion ouverte, sans entraver les expressions. Comme le théorisait Daniel Kaplan il y a quelques années (8) : « L’excès de formalisation est en fait une manière de se débarrasser de la confiance et, effectivement, de ne plus parler, du fait de l’industrialisation des relations, des processus, etc. » Il mettait en garde notamment sur l’utilisation des interfaces numériques, formatées, bridantes. Les communicants publics, de leur côté, sont très souvent en première ligne en ce qui concerne les nouveaux processus de décision partagée, citoyens, qui relèvent du domaine de la démocratie participative ou délibérative. Ces démarches demandent une relation sans accroc et donc une communication soignée, intégrée dès l’origine, impliquée stratégiquement et garante de la sincérité des échanges. C’est la quête du pouvoir d’agir pour les citoyens, une manière de recoller les morceaux d’individualisme pointés par Stéphane Rozès.

Communiquer par la preuve

Les individus/citoyens, s'ils se sentent davantage légitimes et aussi davantage écoutés, peuvent être de véritables partenaires dans la quête de la confiance. L’enquête « Le cœur des Français » (1) montre qu’ils placent côte à côte les citoyens et les collectivités territoriales comme contributeurs de progrès du pays, alors que les responsables politiques et l’administration sont en bas de tableau, contributeurs de déclin. Ce résultat, très significatif, tendrait à démontrer qu’un espace de confiance peut être (re)construit dans la proximité, avec une communication par la preuve, comme avec le Festival des solutions écologiques de la région Bourgogne-Franche-Comté ou la dé-construction des stéréotypes de genre dans le département de l’Aude. Mais cela peut ne pas être suffisant si le sens global n’est pas perceptible. Il faut éviter la rupture du continuum de l’action publique, qui marie justement la territorialisation aux aspirations et à l’émotionnel. Au Service d’information du gouvernement, c’est une stratégie mêlant incarnation et territoires qui a été choisie en septembre pour rendre tangible et concret le plan France Relance. La délocalisation – ou même la décentralisation – de la communication est en route !

Accrocher au terrain

Mais ces routes de campagne n’en restent pas moins glissantes. Après ce travail de transparence, ancré localement, à l’écoute des interrogations sincères, il reste un levier important décrit par Caroline Ollivier-Yaniv : « Il n’y a pas d’autres solutions que d’expliquer par la communication, mais aussi par l’éducation. Un travail sur le temps long et qui dépend de plusieurs institutions. » Elle est, en cela, rejointe par Pauline Amiel (7) : « Enfin mettre en place une vraie éducation aux médias, pour tous » et par le réseau de la communication publique et territoriale qui pense pédagogie, inclusion, clarté (on pourrait même oser le mot sincérité) et qui voit la fonction communication comme une médiation. Daniel Kaplan alertait sur l’usage des messages calibrés et de la fausse familiarité qui est très vite repérée et ignorée. Ce que résume finalement assez bien sa formule : « Il faut de vrais gens qui parlent comme de vrais gens. (8) »


(1) « Le cœur des Français », enquête Harris Interactive pour Challenges, août 2021.
(2) « La communication publique sanitaire à l’épreuve des controverses », Caroline Ollivier-Yaniv dans Hermès, La Revue 2015/3 (n° 73), pages 69 à 80.
(3) « Les journées de retrait de l’école : une mobilisation très relative des musulmans de France ». Entretien avec Fatima Khemilat, réalisé par Fanny Gallot et Gaël Pasquier, dans Cahiers du genre 2018/2 (n° 65), pages 41 à 57.
(4) Le Journalisme de solution, Pauline Amiel, PUG, mars 2020.
(5) Guillaume Lecointre, chercheur au musée national d’Histoire naturelle, dans Cahier de tendances 2021, chez L’Aube, « Défiance scientifique », page 56.
(6) « Cette volonté absolue de maîtrise de circonstances menaçantes est devenue une donnée-clé de notre société », Marcel Gauchet et Stéphane Rozès, article de la Revue politique et parlementaire du 4 novembre 2020.
(7) Aider la presse à lutter contre le virus des fake news, Pauline Amiel, PUG, mai 2020.
(8) « On ne peut pas créer de la confiance en formalisant tout », article de Daniel Kaplan dans la revue Influencia hors-série « La conversation », 2013.