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Mercedes Erra :  « Plus que jamais, la communication a besoin de sens et de sobriété »

Publié le : 16 novembre 2023 à 17:15
Dernière mise à jour : 6 décembre 2023 à 12:18
Par Nastassja Korichi

Sens et sobriété. Pour Mercedes Erra, fondatrice et présidente de BETC Group, ce sont là les deux principaux ingrédients d'une action de communication efficace. En amont de sa conférence au Forum de la communication publique, cette grande figure de la communication en France partage son expertise et son point de vue sur le rôle de la Filière communication, sur les liens entre communications privée et publique, et sur le rôle majeur de « passeurs d’information – et de confiance » que sont les communicants publics.

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Mercedes Erra est fondatrice et présidente de BETC Group, première agence française de publicité, dans le top 3 européen, et classée au 3e rang des agences les plus créatives du monde par le WARC en 2023. Diplômée d’HEC et de la Sorbonne, Mercedes est spécialisée dans la construction et la gestion des grandes marques (Danone, Air France, Évian, Total, L’Oréal, LVMH, etc.). Depuis 2019, Mercedes Erra préside l’Association pour les actions de la Filière communication, qui pilote le collectif des métiers de la communication, ses enjeux et le dialogue avec l’État et les parties prenantes.
À titre personnel, Mercedes est engagée dans de nombreuses causes en faveur des droits humains et des femmes. Elle a accompagné de multiples ONG dans leur combat pour l’égalité, et récemment : le Global Summit of Women, le collectif SISTA pour les femmes dans le numérique, ONU Femmes France, Women in Games. Elle est présidente du comité français de Human Rights Watch, présidente honoraire d’HEC Alumni, et préside le conseil d’administration du musée national de l’Histoire de l’immigration depuis janvier 2010.

Point commun : Vous êtes fondatrice du groupe BETC et êtes également engagée dans de nombreuses causes en faveur des droits humains et des femmes. Selon vous, quels sont vos points de convergence avec la communication publique ? Quels sont les liens qui nous unissent ?

Mercedes Erra : Si j’ai eu un rôle dans la culture, c’est d’abord grâce à mon métier, et à l’effet de levier de la communication dans le monde culturel, qui est important, en termes de fréquentation comme d’image. La culture, ses lieux, ses événements, ont un besoin permanent de communication pour exister, tout comme les marques et les produits dans le secteur privé. Il n’y a pas tant d’écart entre la communication publique et la communication privée. D’ailleurs, il n’y a pas tant d’écart entre les mondes publics et privés. Ils s’interpénètrent. De plus en plus, les gens attendent du secteur privé qu’il s’engage sur les terrains du public (changement social, transition écologique, etc.). Depuis plusieurs années, on voit que les entreprises sont investies par les gens du même niveau de confiance que le gouvernement en France, et on croit en leur capacité à régler des problèmes qui relèvent de la sphère publique. Réciproquement, on demande au secteur public de plus en plus de choses classiquement attribuées au privé : de l’efficacité, de la compréhension des gens, des études, des preuves.

Qu’elle soit publique ou non, une grande communication passe toujours par l’exercice rigoureux de la compréhension du public.

Au musée national de l’Histoire de l’immigration par exemple, les enseignements du monde privé m’ont aidée pour le travail stratégique de l’organisation du musée, pour le choix des expositions, pour la mise en place des scénographies, et bien sûr pour la communication vers nos cibles. Qu’elle soit publique ou non, une grande communication passe toujours par l’exercice rigoureux de la compréhension du public, elle exige une analyse fine des insights, de ce qui va faire levier sur les gens. La communication procède toujours de cette écoute attentive des gens et de la clarté de ce qu’on leur propose.

Nos agences pratiquent le pro bono ou le mécénat de compétence depuis toujours, et l’ont plutôt renforcé dans la dernière décennie. On ne se rend pas bien compte, mais s’il n’y avait pas cette bonne volonté dans notre secteur, nombre de causes resteraient invisibles, non entendues, dans les domaines les plus divers, des violences faites aux femmes au droit à l’information, en passant par la pauvreté, le cancer ou le racisme. Nous dégageons du temps, des ressources pour cela. Par ailleurs c’est aussi un registre qui fait du bien à nos créatifs, une bouffée d’oxygène pour eux d’avoir à faire ce type de campagnes pour des ONG ou des services publics. Et c’est tant mieux. Je suis convaincue que nous avons tout intérêt à rapprocher les deux mondes, public et privé, ils se nourrissent mutuellement. Les séparer serait artificiel.

Point commun : L’agence BETC est la première agence française de publicité à avoir été récompensée par de nombreux prix. Quels sont selon vous les ingrédients d’une action de communication efficace en 2023/2024 ?

Mercedes Erra : Plus que jamais, le sens. Partout dans le monde, la communication ne peut être réussie que si elle se fonde sur une compréhension des gens, de leurs attentes profondes. Et je ne crois pas qu’on pourra tirer cette connaissance des chiffres seulement. Les études quantitatives et les outils d’intelligence prédictive qui se développent doivent bien sûr nourrir les raisonnements, mais à la seule condition qu’ils soient toujours éclairés par les sciences humaines. Les datas ont du bon, mais c’est un talent humain que de savoir écouter les gens et les comprendre – nous avons besoin d’analyses ethnographiques, psychologiques, sociologiques, et de toutes ces disciplines qui nous aident à mieux comprendre le monde. D’autant que tous les outils d’IA sont à date fondés sur le passé et entraînent la pensée vers la reproduction du connu sans permettre de rupture, de percée nouvelle, d’invention… Savoir écouter les signaux faibles prépare mieux le terrain à la créativité. Le monde ne bouge qu’avec des idées qui emmènent les gens, ne l’oublions pas. Dans ma carrière, je n’ai jamais autant appris qu’en assistant à des panels qualitatifs de consommateurs. Je crois très fortement à la capacité de l’infiniment petit à éclairer l’infiniment grand.

Les meilleurs communicants seront ceux qui auront le courage d’approfondir leur sillon de marque et d’investir dans des contenus de qualité – en somme de faire moins mais mieux.

Ensuite, une fois qu’on a déterminé ce sens, la communication doit s’efforcer de creuser un sillon. Cela veut dire déterminer une vision pour une marque, une entreprise ou un acteur public, et s’y tenir, pendant longtemps. À l’heure où les discours sont de plus en plus volatils, à l’heure de l’inflation exponentielle des messages et des supports, il n’a jamais été aussi important de se fixer un cap et de le garder. Je défends l’idée que les meilleurs communicants seront ceux qui auront le courage d’approfondir leur sillon de marque et d’investir dans des contenus de qualité – en somme de faire moins mais mieux. La sobriété vers laquelle nous devons tendre passe aussi par une sobriété de communication : celle qui fait des communications durables et de qualité. Je crois que les acteurs privés et publics qui feront ce choix gagneront en clarté, en confiance et en crédibilité.

Point commun : Vous interviendrez en lancement de la cérémonie de remise du 35e Grand Prix de la communication publique au Forum de la communication publique et territoriale de Toulouse. Quels messages aimeriez-vous faire passer aux communicants publics ?

Mercedes Erra : Je voudrais vous dire que vous êtes extrêmement importants. Dans un contexte où la défiance gagne du terrain, où les communautés se replient sur elles-mêmes, où la démocratie se fragilise, les communicants publics sont des clés pour faire le lien entre les citoyens et leurs institutions. Vous êtes des passeurs, passeurs d’information, de confiance, et nous en avons besoin, plus que jamais. Je dis souvent : « Prendre la parole protège. » En tant que communicants publics, lorsque vous dotez vos institutions d’une parole, vous protégez ces liens entre les citoyens et leurs territoires, leurs institutions, leurs représentants.

Pour vous donner un exemple très concret de ce pouvoir, je peux vous dire que c’est la communication qui a sauvé le musée national de l’Histoire de l’immigration. Lorsqu’on m’a appelée pour reprendre les rênes du musée en 2010, il était à deux doigts de fermer. Son utilité était remise en question, alors qu’on voit bien qu’aujourd’hui il entre dans le débat public, il permet qu’une parole objectivée par l’histoire, les faits réels, existe, au milieu des débats passionnés que l’immigration suscite. C’est grâce à un repositionnement stratégique et à des campagnes marquantes (« 1 français sur 4 est issu de l’immigration » / « L’immigration, ça fait toujours des histoires », etc.) que le musée a regagné l’attention du public et du ministère de la Culture. Aujourd’hui, la dernière campagne nous rappelle que nos grandes figures historiques avaient parfois un rapport avec l’étranger (« C’est fou tous ces étrangers qui ont fait la France » sur une image de Louis XIV).

La communication est une arme puissante pour la culture, pour le service public. C’est avec beaucoup de bonheur que je viendrai en discuter avec vous à Toulouse pour la 35e édition du Forum de la communication publique et territoriale.

Crédit photo : Laurence Laborie.

En tant que vice-présidente de la Filière communication, Mercedes Erra nous en clarifie la vocation et précise les grandes actions-clés menées à ce jour.

La Filière communication est née en 2015, sous l’impulsion d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, du constat que les services étaient dominants aujourd’hui dans l’économie, et qu’ils n’étaient pas représentés par des « filières », au contraire de l’industrie ou de l’agriculture. La Filière communication pèse à peu près 33 milliards de PIB, compte environ 450 000 emplois, ce n’est pas anodin. Elle fédère tous les acteurs français représentatifs de nos métiers, et entend accompagner leur transformation, faire la pédagogie globale du secteur et de son utilité auprès de tous les publics.

Aujourd’hui, la Filière compte 27 membres représentatifs de toute la chaîne de la valeur, dont l’AACC, l’ADC, l’IREP, l’Événement, le SIRTI, l’UCC Grand Sud, l’UPE, pour n’en citer que quelques-uns. Depuis huit ans maintenant, nous avons mené de nombreux chantiers d’envergure. En 2019, nous avons créé l’Observatoire de la communication, qui nous permet d’avoir des indicateurs fiables et pérennes de la santé du secteur, de son poids dans l’économie et dans l’emploi. En 2020 et 2021, la Filière communication a dialogué avec la convention citoyenne pour le climat, a porté l’organisation des états généraux de la communication avec les représentants des marques et des médias pour réfléchir collectivement à l’apport de nos métiers à la transition climatique et écologique, et aux façons de renouveler les relations agences-annonceurs. De là sont nés les sept engagements volontaires de la Filière communication pour le climat et un chemin de transition pour nos métiers que nous n’avons cessé d’approfondir depuis.

Dès juin 2022, la Filière communication a signé un contrat climat transversal, assorti d’indicateurs de suivi, qui nous engage sur le pilotage de l’empreinte carbone des campagnes, l’écoproduction, le renforcement de notre contribution pro bono à l'intention d’associations qui œuvrent pour l’inclusion ou le climat, ou encore sur la diffusion de formations à la communication responsable dans tout notre secteur et dans les écoles.

J’entrevois pour l’avenir deux grands enjeux pour la Filière communication : d’abord, contribuer à l’adoption d’un modèle de consommation plus décarboné et plus sobre, et faire avancer nos propres métiers vers davantage de sobriété, car il existe bel et bien une sobriété de communication, qui doit être un objectif majeur. Ensuite, travailler sur la problématique de la valeur de nos métiers. Car la publicité n’est pas rémunérée à la hauteur de l’effet de levier qu’elle représente, et cela affecte notre capacité à attirer et à fidéliser les talents. Or, la communication est un métier complexe qui a besoin de beaucoup de talents, en sciences humaines, en création, en production, pour être intelligente et efficace. Nous allons continuer à nous battre sur ces champs, avec une belle énergie collective.

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