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Le vote par internet est-il le remède à l’abstention ?

Publié le : 8 juillet 2021 à 07:40
Dernière mise à jour : 8 juillet 2021 à 14:37
Par Yann-Yves Biffe.

Les élections régionales et départementales ont connu un taux d’abstention atteignant 66 % au 1er tour le 20 juin 2021, soit un niveau jamais atteint depuis le début de la Ve République en 1958. Si plusieurs facteurs ont accentué la défection des électeurs, personne ne peut se satisfaire de ce chiffre. Le vote électronique peut-il être une solution pour obtenir à nouveau l’avis d’une majorité des Français ?

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Par Yann-Yves Biffe.

On aura beau se dire que les abstentionnistes ont tort et ne verront jamais leurs idées mises en œuvre, quand le taux de participation atteint péniblement 34 %, c’est l’ensemble du système démocratique qui est remis en cause. On a ainsi beaucoup fait le procès des vainqueurs mais, mal élus, ils restent ceux qui auront obtenu le plus grand nombre de voix. Au-delà de ça, leur mode de désignation aura rassemblé péniblement un seul tiers des électeurs, ce qui interroge sur la légitimité de ce mode de désignation. Faut-il en trouver un autre ?

Certes, un certain nombre de facteurs peuvent laisser penser que ce taux exceptionnel est conjoncturel. La distribution honteusement inefficace de la propagande électorale par Adrexo (même si une seule semaine entre deux tours les plaçait en fâcheuse posture, le 1er tour n’offrait pas cette excuse) a détourné un nombre conséquent d’électeurs qui comptaient sur ces prospectus pour éclairer leur choix. Ce d’autant plus que le contexte sanitaire a interdit une campagne de terrain avec réunions de quartiers et serrages de mains sur les marchés. Enfin, l’échiquier politique est devenu peu lisible pour tout un chacun, avec l’irruption dans le continuum gauche-droite du parti d’Emmanuel Macron qui brouille le positionnement des uns et des autres, les partis plus classiques cherchant la bonne voie pour exister sans perdre leur base historique. On peut espérer que l’offre va devenir plus compréhensible et que les prochaines campagnes électorales seront plus efficaces.
Pour autant, on ne peut pas prendre le risque d’installer un tel taux d’abstention et toutes les idées pour la réduire sont bonnes à étudier. Parmi celles-ci figure évidemment le vote par internet.

Aujourd’hui, tout se fait par internet : s’informer, consommer, noter tout et n’importe quoi, du repas au restaurant aux achats les plus variés. Alors ne faut-il pas vivre avec son temps et organiser le vote par internet ?

Ça donne à voir le vote par internet comme une solution

Pour que les électeurs votent aujourd'hui, il faut qu'ils se déplacent à leur bureau de vote, sur leur lieu d'inscription, et deux dimanches de suite (ou à 15 jours d'intervalle pour les présidentielles). Soit pour nombre de Français, de plus en plus mobiles, deux week-ends bloqués, ce qui peut être un moteur d’abstention important en juin quand il fait beau. On pourra dire que la démocratie vaut bien quelques contraintes. Certes, mais tout le monde n’en est pas conscient. Et si les procurations sont d'un usage plus accessible et élargi, cela ajoute encore des démarches et donc des motifs de découragement.

Donc, pourquoi ne pas voter par internet ?
Selon un sondage Odoxa-Backbone Consulting diffusé le 24 juin par Le Figaro et France Info, « la mise en place du vote par internet est approuvée par 78 % des Français interrogés et par 80 % des personnes qui se sont abstenues lors du premier tour. Parmi les tranches d'âge, les 25-34 ans sont les plus nombreux à plébisciter le vote par internet (81 % d'avis favorable) ».

C’est une forte progression par rapport à un sondage mené en octobre 2015 par Harris Interactive qui révélait alors que « 58 % des abstentionnistes voteraient par internet s'ils en avaient la possibilité ».

De n'importe quel point du globe, en survêtement ou en pyjama, après la douche ou pendant l'apéro, il deviendrait aussi facile de donner sa voix à un candidat que de parier sur une rencontre sportive. L'idée entre doucement dans les mœurs. Aujourd'hui, sans parler des sondages en ligne, n'importe quel média invite à s'exprimer via internet, à donner son avis sur tel ou tel sujet, ou à désigner le meilleur chanteur.
Sauf que, me direz-vous, entre une consultation dont le seul enjeu sera de sélectionner des invités sur un plateau télé, et un vote décidant de l'avenir de la France, il y a une différence majeure. Pas le droit de se rater sur le second. Est-ce que la technologie est prête à suivre ?

Si les enjeux sont différents, ils sont également importants pour des élections syndicales ou professionnelles, par exemple. Une société comme Élections-Europe gère ce type de scrutin par internet. L’État ne pourrait-il pas développer ce savoir-faire pour lever la question de la confiance envers un tiers privé ? Les services fiscaux parviennent aujourd’hui à gérer toutes les déclarations d‘impôt via internet, ou presque, et les banques sécurisent de mieux en mieux les transactions en ligne.
Des pays s'y sont déjà mis. Le Journal du Net citait en 2014 l’exemple de l'Estonie, où « la part des votes sur internet est passée de 2 à plus de 24 % du total entre 2005 et 2011. La participation aux élections européennes y est passée de 27 % en 2004 à 43 % en 2009 ».
La France aussi, pour le vote des Français établis hors de France. L'étalement du développement à l'échelle de la France, la perspective de supprimer des bureaux de vote et toute la propagande électorale papier généreraient sûrement des économies importantes à long terme. L'argument doit sûrement faire réfléchir un État qui traque les réductions budgétaires.

Ça donne à préférer le vote physique pour l'avenir de la démocratie

Donc voter par internet peut être facile et induire mécaniquement une hausse de la participation. Cependant, facile, c'est bien, mais trop facile l'est moins.

La limite qui saute le plus à l'esprit, c'est celle de la sûreté. Même s'il est amélioré, avec l'introduction de la vérifiabilité du vote par exemple (à savoir permettre à chaque votant de vérifier pour qui il a voté), comment être sûr que les résultats ne sont pas habilement détournés en cours de traitement informatique ?
D'ici à ce qu'un État influence les résultats des élections pour mieux l'asservir ou l'envahir… Toute ressemblance avec une des tentatives ayant récemment été révélées ne serait pas fortuite…
Certes, les élections physiques ne sont pas parfaites, et les dépouillements donnent souvent lieu à des erreurs d'émargement, multipliées par le nombre de bureaux de vote en France… Elles peuvent avoir un impact, mais la réalité physique des bulletins permet une vérification par n'importe qui et éloigne le risque d'un détournement total.

Surtout, la limite la plus importante est celle de l'acte électoral en lui-même.
Le vote est une démarche personnelle et individuelle.
Par internet, on ne peut pas être sûr que c'est l'électeur déclaré qui vote. De même, l'entourage physique (famille, amis, voire groupes de pression plus ou moins mafieux) peut forcer le votant dans son clic. L'entourage numérique peut faire de même : peut-on voter sereinement alors qu'on vient par exemple d'être appelé à voter pour ou contre avec des arguments au besoin fallacieux ?
« Une expérience lancée sur Facebook lors des élections du Congrès américain en 2010, rapportée par le Journal du Net, a étudié l'influence des réseaux sociaux sur la participation à des élections politiques : lors de ce test, 60 millions d'utilisateurs de Facebook ont reçu sur leur mur un message leur rappelant le jour des élections, la liste des bureaux de vote ainsi que des photos de profils d'amis mentionnant leur participation à l'élection. Les résultats publiés dans la revue Nature ont montré que l'effet du message social sur le réseau avait permis d'enregistrer 340 000 votes supplémentaires par effet de contagion sociale. » Alors si les mêmes avaient reçu un message les invitant à voter pour Untel, que serait-il advenu ?
Surtout, le vote est un acte symbolique qui ne peut être rangé à côté d'un achat via Amazon (qui lui-même est largement influencé).
Les sénateurs Alain Anziani et Antoine Lefèvre, dans un rapport remis en avril 2014, craignaient « une perte de la solennité du vote. Le vote devient, contrairement à la tradition du bureau de vote, un acte solitaire. Le vote à distance brise évidemment ce cérémonial républicain ».
Supprimer la journée de scrutin, c'est faire disparaître la fête nationale de l'élection, rite laïc fondateur de la communauté.
Ce rite commence un peu avant 8 heures un dimanche matin, quand des gens comme les autres se réunissent à la porte d'un bureau et y mettent en place tables, urne et isoloirs, avant d'accueillir les électeurs. Ce sont les gardiens de la démocratie, investis d'une mission sacrée comme les gardiens du Graal que croisait Indiana Jones dans la dernière croisade. Ils accueilleront au fil d'une longue journée des centaines de voisins, comme peu de fêtes du même nom en donneront l'occasion. Ces électeurs auront préparé leur déplacement. Pour la majorité, ils auront pris une décision avant de venir. Pour certains, ils auront préparé le papier à glisser dans l'enveloppe, histoire de ne pas se tromper sur place. Les indécis auront réfléchi pendant le trajet pour venir, et concluront dans l'isoloir. Cela peut être vécu comme une contrainte, mais c'est un parcours, une épreuve qui débouche sur une victoire, celle de la liberté d'expression. Les auteurs de l'étude CivicPlanet/Anacej insistaient en 2015 sur « les effets délétères du vote par correspondance électronique. À terme, plutôt que de favoriser la participation, il contribuerait à sa baisse. Il provoquerait chez ses utilisateurs une satisfaction démocratique et électorale et un sens d'efficacité beaucoup plus faibles que ceux ressentis par les électeurs en bureau de vote ».

Cette simplicité apparente ferait basculer la démocratie dans une logique purement consumériste. Les effets bénéfiques à court terme risqueraient d'être battus en brèche, au bout d'un certain temps et avec l'enracinement de la pratique, en arrivant à dégrader irrémédiablement la démocratie directe.

Certes, tout le monde ne vote pas, aujourd'hui. Mais vaut-il mieux peu de participants qui s'engagent dans une décision réfléchie, que beaucoup qui prendraient cet acte à la légère ? Quels élus sortiraient d'urnes remplies aussi facilement qu'on diffuse une image de mignon petit minou sur internet ?

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