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« Raconter l’histoire du territoire pour permettre aux acteurs d'agir »

Publié le : 17 février 2022 à 11:58
Dernière mise à jour : 17 février 2022 à 09:23
Par Nastassja Korichi

Depuis un an, le sociologue Jean Viard annonce le retour des territoires à travers des tendances ou signaux faibles convergents. Confirme-t-il cette analyse ? Point commun l’interroge également sur les impacts pour la communication publique, les territoires et leur attractivité. Une vision éclairée et positive.

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Jean Viard est sociologue et directeur de recherches CNRS au CEVIPOF, centre de recherches politiques de Sciences Po Paris. Avec son dernier livre, La révolution qu’on attendait est arrivée, il observe et décrit les transformations à l’œuvre dans la société post-pandémie. « Les communicants publics y trouveront la confirmation qu’à l’échelle locale, de grands changements se produisent » comme le détaille Yves Charmont dans cette Page de com dédiée à l’ouvrage.

Votre dernier ouvrage s’intéresse aux effets de la pandémie sur la société. Il porte la conviction que cet épisode nous a fait changer de période historique. Concrètement, qu’observez-vous ?

Jean Viard : On a vécu une tragédie créatrice. Ce qu’il faut bien voir, c’est que c’est la première fois dans l’histoire de l’homme que 5 milliards d’individus ont le même comportement pour combattre – à l’échelle planétaire – un ennemi naturel commun. Et le centre de la bataille, c’est de sauver la vie des « improductifs » ! Parce que la pandémie s’attaque aux plus improductifs : les personnes âgées, en surpoids ou malades. Alors même qu’on est dans une société matérialiste, basée sur les impératifs de productivité et d’argent, on a arrêté l’argent pour sauver les improductifs. Contrairement à ce qu’on croyait, nos sociétés sont humanistes ! On a replacé au cœur de la société le sens même de l’action individuelle et collective. Alors, oui, il y a eu beaucoup de morts, mais on a sauvé entre 200 et 300 millions de vies. C’est la première fois qu’on mène ce combat et qu’on le gagne, car il y a eu beaucoup de vies sauvées. C’est ça, la toile de fond de la réflexion. Ça nous amène à nous interroger individuellement et collectivement sur ce qu’on fait, sur le sens de nos actions.

Contrairement à ce qu’on croyait, nos sociétés sont humanistes ! On a replacé au cœur de la société le sens même de l’action individuelle et collective.

Et ce que je vois, c’est qu’on est dans un processus de changement qui est énorme dans l’histoire de l’humanité. C’est un peu comme les guerres mondiales. Il y a eu la Première Guerre mondiale qui a arrêté le monde et qui l'a bouleversé. Parce que toutes nos hiérarchies, nos imaginaires, nos valeurs sont remis en question : est-ce bien le paraître ou l’argent, le plus important ? Là, c’est pareil. On s’interroge sur quel sens donner à sa vie après la pandémie, que faire du temps qu’il reste ? On estime que 10 % des Français sont en train de changer de vie, de chemin. À partir de là, je pense qu’il faut construire le récit d’une victoire humaniste.

Quelles sont les grands changements que vous voyez poindre ?

Jean Viard : Nous sommes en train de nous arracher de nos sociétés industrielles et post-industrielles pour basculer dans des sociétés écologiques et numériques. Il y a là deux événements importants qu’il faut prendre en compte.

D’abord, le premier lien entre les hommes est devenu numérique. C’est vrai dans la sphère familiale – on a tous un groupe WhatsApp –, dans la sphère politique et puis dans la culture. Depuis la guerre, quand on voulait aller voir quelqu’un, on dépensait du pétrole. Que ce soit avec l’avion, le train ou la voiture. Nous, quand on veut voir quelqu’un maintenant, on a le téléphone ou le numérique. On est dans cette période de transformation : ce qui a basculé, en premier lieu, c’est le lien entre les hommes. Au fond, on a fait un progrès technologique extraordinaire. Le télétravail s’est précipité dans les entreprises, par exemple. Il aurait fallu cinquante ans ! Tout ça, ça fait des proximités et des lointains. On entre dans une nouvelle période où on articule coopération et frontières. Et je pense que ça va être le code culturel des prochaines années, ça va se retrouver dans toutes nos activités. Comment on coopère, et comment on joue de la frontière ? Et comment on joue de cela dans la vie privée, dans la vie familiale, dans la vie professionnelle ? Et là on est sur un nouvel équilibre.

Nous sommes en train de nous arracher de nos sociétés industrielles et post-industrielles pour basculer dans des sociétés écologiques et numériques.

Et puis, on a tous compris que l’humanité a abîmé la nature et qu’on est en danger. On voit bien qu’on est à la limite de l’utilisation de la planète par l’homme. Le virus a opéré comme un lanceur d’alerte sur le fait que, si l’humanité ne change pas, elle va mourir. Et on a vu qu’on pouvait gagner la bataille en changeant nos comportements. Après ça, nos chances de gagner la bataille climatique ont augmenté. On est prêts pour le grand combat des générations futures, qui est le combat hommes/nature.

Vous vous attachez à raconter les transformations pour que les gens puissent s’en saisir. Selon vous, comment la communication publique et territoriale peut-elle agir pour les accompagner ?

J. V. : Pour accompagner les changements, il faut savoir les raconter. Le rôle de la communication publique, c’est de raconter l’histoire du territoire pour que les acteurs puissent agir, chacun dans son choix et dans son action. Il faut construire un récit territorial en se basant sur le diagnostic juste de son propre territoire : quelle est mon histoire, quelle est la pensée du territoire, qui s’en va, qui reste et pourquoi ? Cette connaissance intime doit se mettre en place, avec des universitaires par exemple. Il faut partir du savoir local et le construire. Car en France, contrairement à d’autres pays, il n’est pas forcément présent.

Et puis, il y a les enjeux du monde numérique. C’est aussi une problématique de la communication publique. On a ouvert le monde numérique comme s’il s’agissait d’une zone sans lois ni règles. On a mis en danger la démocratie, les mœurs, les enfants. Aujourd’hui, on se demande comment mettre en place des règles, des responsabilités et du contrôle. En fait, on commence dans le numérique la bataille qu’a menée la presse écrite il y a cent ans !

Il faut partir du savoir local et le construire.

À côté de cet aspect réglementaire, il y a la question des messages. Et la communication publique doit regarder ce qui se passe aujourd’hui en dehors d’elle. Par exemple, la police fait aujourd’hui des messages humoristiques sur le même modèle que les influenceurs. Il faut être dans ces codes et ne pas rester ancré dans un langage administratif sur les réseaux sociaux. Et il y a là une vraie interrogation pour les communicants publics : comment on entre dans cette nouvelle écriture et comment on recrée de la vérité dans une sphère où tous les avis sont égaux ? Comment peut-on se poser la question de la preuve, de l’information vraie ? Comment le faire ? Il faut savoir le dire avec humour.

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Spécialiste de l'aménagement du territoire, des « temps sociaux » et de la prospective touristique, Jean Viard dressera le nouveau portrait des territoires français et décryptera leurs enjeux d'attractivité en ouverture des prochaines Rencontres nationales du marketing et de l’identité des territoires, le lundi 28 février à Annecy.

Vous précisez qu’on assiste à un « retour des territoires ». Qu’entendez-vous par là ? Pouvez-vous nous décrire ce mécanisme que vous observez ?

J. V. : On passe d’une culture de la résidence secondaire à une culture de la ville secondaire. En France, il y a dix métropoles qui produisent 61 % de la richesse. Il y a une partie des territoires, autour des métropoles, qui profite des mutations à l’œuvre. Ce qui est important, c’est de bien voir que ces transformations sont liées à trois choses : le train, le haut débit et la qualité de la vie culturelle (écoles, tiers-lieux, etc.). Ces territoires se trouvent éclairés positivement alors qu’avant ils l’étaient négativement. Il s’agit des métropoles qui s’élargissent, en fait. Elles sont le cœur de l’économie moderne mais, aujourd’hui, on n’est pas obligé d’y habiter. On peut très bien vivre à Tours et aller travailler à Paris une fois par semaine. Ce processus est permis par l’accès au numérique, le déplacement en train dans la mesure où on n’excède pas deux heures de transport et la qualité de vie culturelle. Avant, les territoires beaux et touristiques se développaient vite ; aujourd’hui, ce sont ceux qui ont un cadre de vie agréable. Ce n’est donc pas partout, ça demande des règles particulières. Et c’est pourquoi on observe une structure dynamique en étoile autour des grandes métropoles.

On passe d’une culture de la résidence secondaire à une culture de la ville secondaire.

Est-ce à dire que les territoires éloignés du giron des métropoles françaises auront du mal à travailler leur attractivité ?

J. V. : Il n’y a jamais de territoire condamné, mais il y a des territoires sans projet. Ce qui compte, c’est qu’il faut faire le diagnostic juste et sans pitié de son territoire. Il faut bien regarder quel est son problème et comment ne pas se tromper dans la réponse qu’on apportera. Lens l’a très bien fait avec son Louvre par exemple. Ils se sont intégrés dans la culture du territoire et mobilisent tous leurs atouts, et notamment la coopération avec le monde universitaire. Il n’y a pas de mauvais territoire. Aujourd’hui, les innovations technologiques sont considérables. C’est la fin du béton, les territoires de forêt ont de l’avenir. Si on anticipe bien la société écologique de demain, avec ses filières bois ou énergies, des endroits qui apparaissent comme peu désirables seront peut-être à l’avant-garde ! Mais avant ça, il faut en faire le diagnostic juste et sans concession.

Crédit photo principale : Alexandre Dupeyron.