Sur les réseaux sociaux, les collectivités entre éthique et performance
Est-il toujours pertinent pour les collectivités et organismes publics d’être présents sur des plateformes réseaux sociaux aux contenus de plus en plus manipulés par les algorithmes ? Dans la lignée du mouvement Escape-X (ex-HelloQuitteX) suivi début 2025 par de nombreuses organisations, les communicants s'interrogent : quelles sont les alternatives possibles ? Comment les mettre en œuvre ? Avec quel impact sur la stratégie socialmedia de leur institution ? Aux dernières Rencontres de la communication numérique, professionnels et experts ont confronté leurs points de vue pour trouver le juste équilibre entre éthique et performance.
Retour sur l'atelier « Réseaux sociaux : quelles alternatives éthiques aux grandes plateformes ? » animé par Marc Cervennansky, responsable de la communication numérique de Bordeaux Métropole, aux Rencontres nationales de la communication numérique 2025 à Rennes avec les interventions de Grégory Fabre, porte-parole d'Escape-X (ex-HelloQuitteX), Loup Lassinat-Foubert, journaliste médias numériques et réseaux sociaux chez Ouest-France, et Franck Confino, consultant et fondateur de l'Observatoire de la #compublique numérique.
Développement fulgurant de TikTok sous influence chinoise, rachat de Twitter par Elon Musk, modification de la modération sur Meta, depuis le début de la décennie, les évolutions du paysage socialmedia ont quelque peu entaché l’agora prometteuse des débuts des réseaux sociaux. Une agora que tentent de recréer de nouveaux réseaux sociaux comme Mastodon, Threads ou Bluesky, encouragés par des initiatives de migration depuis les réseaux sociaux traditionnels, tel le mouvement HelloQuitteX début 2025.
L’oiseau bleu a du plomb dans l’aile
Il faut dire que les raisons de quitter les grandes plateformes se multiplient : fin du programme de fact-checking, remaniement de plusieurs restrictions sur les discours de haine, participation financière au comité d’investiture de Trump, abandon des politiques en matière de diversité, d’équité et d’inclusion pour Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp), modération devenue erratique favorisant une désinformation massive, instrumentalisation politique (suspension de comptes de journalistes et d’activistes), manipulation algorithmique (Elon Musk poussant même ses propres tweets), « shadowbanning » de contenus progressistes, allégeance des dirigeants de la tech américaine au pouvoir en place… Sur Twitter devenu X, les contenus toxiques ont ainsi augmenté de 50 % avec une forte polarisation politique. « On se demandait bien pourquoi Elon Musk voulait racheter Twitter. On a bien compris par la suite que c’était pour pousser ses idées politiques », explique Grégory Fabre, porte-parole d'HelloQuitteX.
Ce collectif français, qui porte désormais le nom d'Escape-X, a été fondé par des associations et organisations de plusieurs pays européens (parmi lesquelles la Ligue des Droits de L’homme, La Quadrature du Net, le SNJ-CGT, Nothing 2 Hide, On est prêt, Au Poste) pour sensibiliser l’opinion et faciliter la migration des utilisateurs. Il a lancé une campagne d’incitation au départ de Twitter le 20 janvier 2025, jour de l’investiture de Donald Trump, avec à l’appui une application de portabilité, OpenPortability, un outil de migration des données de son compte X vers les réseaux Bluesky ou Mastodon, développé par des chercheurs du CNRS. De nombreuses collectivités ont rejoint le mouvement, fortement suivi en France. Selon les chiffres de X, l'Hexagone comptabilise 2,7 millions des 11 millions d'utilisateurs perdus par l'oiseau bleu dans les cinq derniers mois en Europe. Au profit donc de plateformes non soumises à des algorithmes manipulés, qui favorisent des échanges plus constructifs et une visibilité plus équitable. « Sur X, les négationnistes du climat et les écologistes sont réunis dans deux bulles séparées qui ne se mélangent jamais », précise Grégory Fabre. « Sur Mastodon ils sont mélangés dans le même réseau communautaire, permettant de réels échanges, et brisant la chambre d'écho. Je retrouve en fait ce qu'était Twitter au début, c’est-à-dire un endroit génial où on peut vraiment discuter avec plein de gens et qui ne sont pas d’accord […] mais je ressens vraiment le fait que l’algorithme ne m’empêche plus d’exister. »
Quelques questions à se poser avant de choisir un réseau social
- L'audience que vous ciblez est-elle présente sur le réseau social où vous souhaitez vous investir ?
- Est-ce que ce réseau social propose des fonctionnalités de modération des commentaires ?
- Les valeurs véhiculées et ses propriétaires sont-elles en adéquation avec celle de votre collectivité ?
- L'algorithme vous permet-il d'atteindre une audience suffisante sans sponsoriser vos publications ?
- Quelle est la portabilité de votre audience ?
- Êtes-vous propriétaire de vos données, de votre capital social/réseau/graphique ?
- Comment sont sélectionnés les contenus et les comptes qui vous sont présentés ? (éditorialisation du contenu)
- L'écosystème de l'information peut-il être racheté ? (tout l'écosystème dans une seule main)
Pour nous, l'influence de X est surtout médiatique.
Loup Lassinat-Foubert
Pour autant, Mastodon et Bluesky ne comptent que quelques millions d’utilisateurs actifs dans le monde quand X en conserve encore plusieurs centaines de millions. « Pour une collectivité, la migration d’une plateforme à l’autre s’accompagne souvent d’une baisse d’abonnés », tempère Marc Cervennansky, responsable de la communication numérique de Bordeaux Métropole et animateur de l'atelier. « Il n’y a pas encore d’effet de masse et les politiques font toujours référence à X. » Le réseau concentre toujours une grande partie de l'écosystème informationnel (journalistes, hommes politiques, institutions...) mais cela n’a pas empêché Ouest-France de s’en affranchir sans réel impact sur son audience. « Pour nous, l’influence de X est surtout médiatique », précise Loup Lassinat-Foubert, journaliste médias numériques et réseaux sociaux chez Ouest-France. Le réseau social ne représente que 0,5 % dans l'audience totale socialmedia du média.
Le groupe indépendant, détenu par une association, se posait depuis longtemps la question de quitter X, de moins en moins en phase avec ses valeurs fondamentales. « Nous sommes longtemps restés pour ne pas abandonner le terrain… » Mais la dégradation continue de la plateforme X, le refus d’en cautionner les dérives, les règles truquées qui rendent impossible une information de qualité ont poussé Ouest-France à quitter X en novembre 2024 et à rediriger son énergie sur Bluesky. « Nous étions déjà présents sur Bluesky et nous arrivions à une audience aussi importante que sur X avec moins d’abonnés. » X reste cependant toujours une source d’information pour le média : « Notre métier, c’est faire de l’information. Quand l’info est sur X, on intègre le tweet dans nos articles car c’est une source d’info. Mais si l’info est aussi sur Bluesky, on intègre le contenu de Bluesky. »
Quitter X, comment faire ?
- Arrêter de poster et utiliser simplement votre compte pour rediriger son audience.
- Utiliser l'application de portabilité.
- Surtout ne pas fermer votre compte, pour éviter que le nom d’utilisateur (@arobase) ne soit repris à des fins malveillantes.
- Investir votre temps sur d'autres canaux et réseaux sociaux : Mastodon, Bluesky, TikTok, YouTube, newsletter, site
- Et crossposter.
Abandonner le terrain ?
Pour Loup Lassinat-Foubert, « quand les règles ne sont pas respectées et qu’on n’est pas à armes égales, ça ne sert à rien de rester ». Mais faut-il quitter l’agora du débat, même si elle est imparfaite, ou continuer à y défendre la rationalité ? s'interrogent des communicants d'université participant à cet atelier qui constatent déjà l’arrivée de campagnes de déstabilisation et de « deepfakes » sur des plateformes perçues comme plus saines comme Bluesky. Rester ou partir, une problématique récurrente et particulièrement fondamentale pour le monde de la science, et à laquelle Romain Pigenel, dircom d’Universcience et spécialiste de la transformation numérique, apportait il y a deux ans un contrepoint : « La réalité, c'est que c'est le public et les citoyens qui ont raison. Pour l'instant, ils sont sur ces plateformes. Si demain, ils s'en vont, il faudra les suivre. »
Si l’éthique était le seul critère, il faudrait quitter tous les grands réseaux sociaux, y compris Facebook et Instagram.
Franck Confino
Un raisonnement que Franck Confino, consultant et fondateur de l'Observatoire de la #compublique numérique, résume par la formule « Fish where the fish are (pêcher là où sont les poissons) ». Et ils sont encore bien plus nombreux à nager dans les eaux troubles des géants du secteur que dans celles plus pacifiées des plateformes alternatives : quelques millions d’utilisateurs sont actifs dans le monde sur Mastodon et Bluesky, quand TikTok rassemble 22 millions d’adultes rien qu’en France, et Facebook 3 milliards au niveau mondial. « Pour les collectivités, dont le but est de toucher le plus grand nombre, ignorer ces audiences massives est une décision stratégiquement risquée. » Ce principe stratégique fondamental nuance l’approche purement éthique. « Si l’éthique était le seul critère, il faudrait quitter tous les grands réseaux sociaux, y compris ceux du groupe Meta (Facebook, Instagram). Allez voir vos élus et demandez-leur s'ils sont prêts à quitter Facebook. »
Le ROI est mort. Vive le ROI
« De nombreuses collectivités ont quitté X non pas pour des raisons morales, mais parce que la plateforme n’était plus efficace pour elles », poursuit Franck Confino. Des témoignages de participants à l'atelier le confirment. Laurent Riera, dircom de Rennes Métropole, rapporte par exemple des données chiffrées issues d’une campagne de communication de crise (lors des inondations). Sur 1,7 million de vues totales, Facebook est arrivé largement en tête (740 000 vues), suivi de LinkedIn (496 000), Instagram (296 000) et enfin X, loin derrière avec 150 000 vues. « Si vous ne touchez plus personne et que vous y passez [du temps], c'est ça qu'il faut regarder, le ratio temps passé versus le fait qu'on touche plus de ces gens. » C’est ce retour sur investissement (ROI) qui doit guider la décision de quitter ou de rester sur une plateforme. Chaque organisation doit évaluer sa présence sur les réseaux sociaux en fonction du ratio entre les ressources investies (temps, personnel) et les résultats obtenus (portée, engagement, trafic).
Diversifier les canaux
Il faut se poser en permanence la question de la stratégie, des moyens, des objectifs : qu’est-ce qu’on a envie de faire, où l’équipe com a-t-elle envie d’aller ? rappelle Franck Confino. Pour lui l'avenir de la communication numérique ne réside pas dans les plateformes de microblogging comme X, mais dans la diversification des canaux avec des plateformes alternatives comme Mastodon ou Bluesky et l'adaptation à de nouvelles tendances : la vidéo courte sur TikTok, et les plateformes intergénérationnelles massivement sous-investies comme YouTube. « C’est la plus grande plateforme sociale, intergénérationnelle, rassemblant plus de 22 millions d'utilisateurs adultes en France. Les collectivités l’ont majoritairement utilisée comme un simple espace de dépôt de vidéos, sans en exploiter le potentiel de média social. Les ressources dégagées par l’abandon des outils de microblogging leur permettraient de développer de nouvelles compétences (vidéastes, connaissance des codes de YouTube) et une réallocation des ressources. » Bref, diversifier les canaux mais sans négliger ceux propres à la collectivité. « Peaufinez, soignez vos sites internet et vos newsletters. Ces supports permettent de toucher une audience qualifiée sans dépendre d’algorithmes tiers. »
S’adapter à un écosystème évolutif
Si le communicant opte pour l'abandon d'une grande plateforme, « il va falloir convaincre les élus qu’on avait convaincus qu’il fallait y être », prévient Marc Cervennansky. Voilà qui résume une réalité qui concerne X ou Facebook aujourd’hui, et peut-être TikTok, YouTube, Bluesky demain au gré des changements du monde merveilleux des réseaux sociaux. Reste au communicant numérique à faire ce qu’il a toujours fait : réfléchir à une stratégie numérique alignée avec les missions et les publics de son institution, en privilégiant la qualité des interactions plutôt que la simple présence sur toutes les plateformes. Il pourra, pour cela, garder en tête trois piliers fondamentaux :
- les valeurs de l'organisation ;
- l'analyse d'impact réel sur l'audience ;
- le retour sur investissement (ROI).
Et s’appuyer sur les échanges IRL et URL du réseau de la compublique !