Carte blanche à Dominique Wolton
« Les métiers des communicants, publics ou privés, sont un révélateur des représentations concernant le statut de la communication dans nos sociétés. » À l'occasion de la sortie de la Radioscopie des communicants publics, Dominique Wolton analyse l'évolution de la communication « loin de la “com” et plus proche de la complexité des sociétés contemporaines ».
L'auteur
Dominique Wolton est fondateur et directeur de la revue internationale Hermès (il dirige aussi la collection de livres de poche « Les Essentiels d’Hermès » et la collection d’ouvrages « CNRS Communication ») ; docteur en sociologie, il a fondé en 2007 l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC). Il est intervenu récemment en plénière d'ouverture du Forum Cap'Com de Toulouse (2023) et a publié en 2024 Penser l'incommunication. Il a jeté pour Point commun son regard expert sur notre Radioscopie des communicants publics. En comparant les résultats 2018 et 2025, il en a dégagé les aspects positifs, négatifs et les initiatives à entreprendre.
Le statut du communicant
Le statut du communicant « public » a l’intérêt d’offrir plus de stabilité que les métiers privés, mais d’une certaine manière, les deux sont pris dans le même mouvement que l’on pourrait appeler « l’entrée dans la communication » comme nouvelle vision de la réalité et comme nouvel instrument de relations sociales et professionnelles.
Il est loin le temps où l’on réduisait la communication à la « com » et aux « RP ». Reconnaître l’importance de la communication, c’est admettre qu’au-delà des rapports sociaux, les représentations ont changé. On se parle, on échange, quelque chose bouge. Tout est un peu moins rigide depuis un demi-siècle. Le pouvoir est toujours là mais les choses sont plus ouvertes. La société civile modifie des modèles, des relations de travail et la vie quotidienne.
Aussi, pas de pouvoir sans logique de communication, c’est-à-dire sans négociation, avec plus ou moins de respect de l’autre et de prise en compte du contexte. Tout s’est un peu assoupli, sans être pour autant plus simple. Notamment du côté de la fonction publique. Ausculter les activités et les changements des métiers des communicants publics, c’est regarder la réalité de plus près, voire les changements et les contradictions. Une chose est certaine, la communication politique contemporaine ne peut pas se comprendre sans prendre en compte la cohabitation entre les logiques internes de l’administration et de la politique et sans tenir compte du poids des contextes, de la presse, des journalistes, de l’opinion publique, des partenaires et des adversaires. Partenaires tous plus nombreux qu’il y a un demi-siècle. En une génération les communicants ont élargi, non seulement leur domaine d’action, mais aussi les représentations de leur rôle dans les territoires.
La communication n’est plus de l’ordre de la valorisation mais de celui de la négociation et de la reconnaissance de l’autre.
Quelle collectivité territoriale, surtout au moment où celles-ci s’élargissent avec l’intercommunalité, pourrait développer son action sans l’aide des communicants ? Tout le monde voit l’importance de leur rôle en matière de visibilité, de lien et de négociation. Ce n’est pas plus simple, compte tenu des logiques contradictoires qui s’opposent, mais au moins on comprend que c’est plus compliqué.
C’est toute la problématique de la « communication », c’est-à-dire de la négociation, qui s’installe dans le fonctionnement de nos sociétés. On est passé de la logique de l’information, donc du message et de la hiérarchie, à celle, plus compliquée, de la communication, qui suppose la reconnaissance de l’autre et la place de la négociation. En un mot, quand on passe de l’information à la communication, non seulement on passe du message à la relation, mais aussi à la difficulté de la négociation.
Les communicants sont le symbole de ce passage de l’information à la communication, de la hiérarchie à la négociation. Les cartes se rebrassent et le rôle de plus en plus reconnu des communicants illustre ce développement du statut de la communication. Elle n’est plus de l’ordre de la valorisation mais de celui de la négociation et de la reconnaissance de l’autre. Processus plus intéressant, mais plus compliqué. Qui dit communication aujourd’hui va bien au-delà de la valorisation et concerne plutôt les négociations de cohabitation.
Aujourd’hui, avec la communication, il est toujours question de l’autre et de la négociation. Et c’est pour cela que les métiers de la communication sont aujourd’hui inséparables d’une vision plus large et plus complexe de la communication. Tout le monde recherche de la communication, non pas au travers d’une vision hiérarchique ou de « com », mais avec la volonté d’organiser mieux la cohabitation des logiques humaines et sociales.
Le communicant ? Un partenaire de plus en plus indispensable au fonctionnement des rapports sociaux.
On y est. Aujourd’hui, communiquer, c’est négocier et informer n’est pas toujours communiquer. Au milieu, le passage de l’information à la communication, du message à la relation. Avec le rôle croissant de l’incommunication qui n’est pas l’échec mais la relance de la négociation pour éviter justement l’échec de l’acommunication. Autrement dit, les communicants doivent gérer trois situations. La communication, l’incommunication, l’acommunication.
Et le rôle croissant de l’incommunication s’accompagne aussi d’un changement de statut du mot. Hier l’incommunication c’était l’échec de la communication. Aujourd’hui, c’est moins la relance de la négociation qu’essayer d’échapper à l’échec.
L’objectif ? Reprendre la négociation. Faire de l’incommunication la condition de la relance. C’est tout le statut de la communication, de ceux qui y travaillent, des partenaires, des contextes qui changent. En réalité, tout change, sans forcément se simplifier, car si la situation est souvent plus ouverte, il reste aussi souvent autant de bureaucrates, renforcés par le statut de la fonction publique territoriale.
Le communicant ? Un partenaire de plus en plus indispensable au fonctionnement des rapports sociaux. Une vision moins inégalitaire, plus discursive, plus tournée vers la négociation et finalement vers l’ouverture et la comparaison.
Ce n’est pas la disparition de l’autorité ni du pouvoir, ni de la bureaucratie omniprésente, mais la reconnaissance de la complexité de toutes ces logiques, et de la plus grande visibilité du fonctionnement des rapports sociaux. Avec au milieu l’omniprésence de la négociation.
La complexité du rôle des communicants renvoie à la complexité de la société et de la communication.
La politique locale et régionale illustre parfaitement le changement du statut de la communication. On est loin de la « com » et plus proche de la complexité des sociétés contemporaines. On n’est pas dans la « recette », mais dans la réflexion et l’action pour arriver à faire cohabiter des logiques contradictoires. Et ce qui est intéressant dans cette communication politique élargie, c’est qu’elle est territoriale, liée au cadre de vie. Les communicants territoriaux sont, d’une certaine manière, obligés de prendre les individus dans toute leur complexité, et dans tous leurs rapports à la vie, avec, au milieu, les difficultés et les contradictions de la vie quotidienne. On accepte de moins en moins l’imposition, on veut comprendre et parfois participer ! Mais cela prend du temps. La complexité du rôle des communicants renvoie à la complexité de la société et de la communication. Ce qui renforce le rôle de la dimension humaine des échanges. Le paradoxe est que c’est au moment où la communication joue un rôle humain plus important que le numérique, jusqu’à l’IA, propose un monde de plus en plus technique. La communication va-t-elle demeurer de plus en plus humaine ou bien au contraire être remplacée par de plus en plus de technique ? Techniciser ou humaniser. Et la question concerne presque tous les domaines de la vie quotidienne, du travail à la santé, à l’éducation… Autrement dit, la communication territoriale est entre deux logiques. Approfondir son rôle et sa légitimité dans la gestion des rapports humains et sociaux… Se techniciser de plus en plus avec toutes les applications de l’IA et du numérique.
1. Les aspects positifs
Le premier est qu’il n’y a pas de rupture par rapport à 2018. Pas de crise. La génération s’installe avec plutôt plus de confiance en soi. Le rôle des diplômes est de plus en plus important, preuve de la légitimité de ces activités. Le bilan du travail en intercommunalité reste positif. Même s’il est inévitablement houleux. Il n’y a pas de rejet, notamment à propos des regroupements territoriaux. Même si tout cela « grince », les métiers s’installent, preuve de l’intérêt pour ces activités récentes. Il suffit de regarder comment les jeunes sont demandeurs. Un certain équilibre s’installe. De nouveaux projets existent et suscitent de l’intérêt. Il faudrait simplement plus de comparaisons. Il y a quelque chose de neuf même si tout est lent. Bref, les métiers sont récents, attirent des communicants assez jeunes, curieux, expérimentés, attachés à leur travail, ouverts, le plus souvent modestes. Le défi de la « communication politique » intéresse. On ne sent pas trop d’usure, de fatigue ou de déception. Ceux qui ne sont pas fonctionnaires ne semblent pas trop rejetés. On organise la cohabitation.
Peut-être n’y a-t-il pas assez d’ambition et de fierté. On paye ici cette longue tradition, éminemment critiquable, qui refusait de voir les changements du statut de la communication. En un mot, qui ne le prenait pas au sérieux. Tout n’est pas plus simple mais, progressivement, on admet une problématique plus compliquée. On s’y habitue même si l’on ne voit pas toujours ce qu’apportent de nouveau ces communicants territoriaux.
2. Les faiblesses
La première est sans doute qu’il y a trop de modestie, pas assez de fierté et de prestige pour ces activités. Cette communication territoriale, activité récente, devrait séduire davantage ceux qui en sont encore les pionniers. Ils sont trop modestes. Elle bascule souvent vers trop d’intérêt pour le numérique. Comme si celui-ci allait tout changer. Pourquoi tout serait-il mieux ? Pourquoi cette mode sans distance critique quand on voit les dégâts réalisés depuis 50 ans par l’informatique, puis par le numérique ? Pourquoi cette communication technique serait, elle, sans inconvénient ? Pourquoi ne pas réclamer au contraire plus de prestige pour l’intercommunalité dont les dimensions humaines sont plus intéressantes ? Le numérique est-il à ce point une rupture ? Pourquoi pas davantage de bilan ? Pourquoi pas davantage de bataille pour faire reconnaître la difficulté des communicants qui doivent toujours gérer plusieurs logiques sans avoir trop de moyens à leur disposition ? Une bataille pour la reconnaissance nette du statut ne serait-elle pas une bataille plus symbolique ?
Dans le même ordre d’idées, pourquoi y a-t-il si peu de réflexion critique sur le télétravail ? Est-il à ce point devenu initiateur de nouvelles initiatives et solidarités ? Le télétravail, comme le numérique, n’est-il pas trop absorbé par la mode ? Comme si les professionnels de la communication n’avaient pas assez confiance en eux pour mettre en doute l’innovation radicale du télétravail. Une troisième difficulté : comme ces nouvelles échelles territoriales sont nouvelles et compliquées par leur histoire, la tentation est grande de rester au niveau des paramètres connus, les statistiques et les sondages. Attention à la quantification de la réalité… Elle est toujours trompeuse. Les sondages et le quantitatif sont toujours plus simples que la réalité qualitative. Les communicants sont porteurs de cette vision qualitative. Les hommes, comme les femmes. Mais la féminisation des emplois qui continue est hélas critiquable. Vivement qu’il y ait plus d’égalité, parce que les différences de vision du monde sont utiles à tout le monde. Plus il y a d’égalité, et aussi de diversité dans tous ces métiers, plus on peut réaliser l’importance et la richesse de ces emplois. Oui, oui, oui à plus de diversité et d’égalité. Les uns et les autres sont porteurs de ces visions qualitatives. De même, les communicants ne sont pas « médiateurs ». Ils ont un « certain regard » à préserver sur le monde. De même, ils ne sont pas non plus des « DRH ». Pas facile de créer sa vision du monde, mais c’est indispensable de mettre en valeur l’originalité de leur rôle. Appréhender l’altérité, essayer de gérer l’incommunication. Le communicant ? Ni DRH, ni sondeur, ni administratif, ni technologique. Simplement un « généraliste des rapports sociaux »...
3. Les initiatives à développer
La première, la plus importante, est la lutte pour plus de reconnaissance et de légitimité. Tout va trop lentement et modestement. La communication, c’est tout ce qui concerne la cohabitation pour éviter l’échec. C’est apprendre à faire reconnaître des talents et les nécessités de la négociation. Cela nécessite un réel effort de formation et de reconnaissance des expériences. Assumer le rôle central de l’incommunication, non pas comme échec, mais au contraire comme condition de l’intercompréhension. L’incommunication, ou la relance des efforts de négociation. La communication n’empêche pas les rapports de force, ni les malentendus, elle permet simplement d’essayer de les gérer. C’est une forme d’intelligence politique qui peut être utile autant aux hommes politiques qu’à la société ou à l’économie. Il faudrait trouver quelques initiatives et symboles pour valoriser cette dimension intermédiaire plus nécessaire que jamais. Le risque est la rigidité de nos sociétés. Dans cet ordre de la valorisation, expliquer les différences entre acteur public et privé. Les deux sont utiles à condition d’expliquer cette compétition. Pour l’avenir, être plus réservé à l'égard de la mode, du télétravail et de l’IA. Rappeler l’histoire de l’innovation qui, depuis plus d’un demi-siècle, promet régulièrement que tout va changer. Rappeler l’importance de l’expérience humaine qui a par contre toujours tendance à être sous-valorisée.
Dans la communication, il y a en réalité la nécessité de mobiliser toutes les activités pour arriver à cohabiter. Pas des recettes, mais des méthodes et des efforts. Si la communication technique suffisait à se comprendre, cela ferait longtemps, avec la force du progrès technique, que les individus et les groupes se comprendraient. Prendre de la distance par rapport à l’idéologie technique si séduisante est donc indispensable. Rappeler que l’essentiel, ce sont les individus, les groupes, les communautés, les autres.
Une autre initiative ? Montrer les forces, les limites et les faiblesses de l’intercommunalité. C’est une nouvelle échelle, mais jusqu’où ? Analyser les principales forces et défauts. Faire un bilan de l’intercommunalité et proposer d’autres initiatives. Pour cela, faire aussi des comparaisons en Europe. Quelles initiatives ont été plus ou moins efficaces ? D’autant que chacun sait bien le rôle essentiel de l’administration locale et des différences entre moyennes et grandes villes. Il n’y a pas d’égalité entre les régions, l’expérience de la communication peut être ici utile. Si nos sociétés deviennent, malgré le racisme, de plus en plus multiculturelles, les communicants doivent également le devenir. La communication est multicolore.
Gérer l’expérience et l’innovation fait partie du talent des hommes de communication… Ne pas trop rationaliser et observer ce qu’il est possible de changer. Le rôle de vigie ne vise pas à s’immiscer dans la politique mais à élargir les cadres d’expérience. On n’est pas de trop à observer les forces et les faiblesses des espaces urbains et périurbains. Pas de trop non plus, pour éviter « les modes ». En réalité, il est difficile de faire cohabiter modernité et tradition. En tout cas, tout faire aussi pour freiner la tendance à l’affaissement des territoires. Lutter pour réduire les inégalités considérables entre territoires. Les métiers de la communication sont les mieux placés pour relancer les utopies, les expérimentations et souligner les discriminations. Pour cela, ne pas trop s’enfermer dans la bureaucratie et la rigidité. La communication, c’est un peu plus de souplesse et d’innovation, deux ressources indispensables pour redonner de l’optimisme. L’intelligence de la communication ? Montrer qu’il existe une marge de manœuvre. Le plus important pour relancer l’espoir et les expériences.
Plus que jamais distinguer l'interactivité technique et la communication humaine.
Revaloriser l’incommunication comme condition de la communication et de la négociation et non comme échec, est donc indispensable. Il faut multiplier les situations de dialogue, qui n’interdisent aucun rapport de force. De ce point de vue, il faut reconnaître que les métiers de la communication ne sont pas en crise. Pas assez valorisés, certes, pas assez reconnus par les professionnels, oui, mais pas en crise. Tout le monde a envie de parler, de se faire entendre et souvent de s’engager. La communication, une grande utopie du XXIe siècle.
La demande professionnelle est forte, la différence public-privé féconde. En réalité, il faut oser. Beaucoup d’initiatives sont possibles et le rapport de forces entre communication humaine et communication technique ne fait que relancer une réflexion très utile sur les différents statuts de l’intercompréhension. Plus que jamais distinguer l'interactivité technique et la communication humaine. Les communicants ne sont pas les protagonistes des relations parasociales. Mais il faut reconnaître que l’emprise des smartphones crée une dépendance sérieuse. Plus que jamais rappeler que, malgré les promesses incessantes de la technique, c’est la communication humaine qui reste le défi.
La communication ? Une grande question inséparable de la question de l’autre, de la négociation, de la cohabitation et du territoire des uns et des autres…