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L’Hygiaphone est de retour : quel futur pour l’accueil de l’usager ?

Publié le : 18 juin 2020 à 00:40
Dernière mise à jour : 18 juin 2020 à 11:08
Par Yann-Yves Biffe.

Retour vers le futur dans les accueils de nos collectivités : l’Hygiaphone revient. Au-delà de la crise sanitaire et des qualités intrinsèques de ce type d’équipement, c’est la nature même de la relation physique avec l’usager qui est posée si ce type de barrière, aussi symbolique que protectrice, devait perdurer.

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Par Yann-Yves Biffe.

Ça donne à se rappeler la naissance de l’Hygiaphone

C’est l’histoire d’un de ces produits, un peu datés, qui fleurent bon la nostalgie et nous rappellent des époques passées, comme les téléphones avec un fil voire un cadran à tourner, les verres Duralex avec un chiffre au fond qui vous donnait votre âge (hein ?) et les gros savons jaunes collectifs (oh !) des cantines.
À l’époque justement, aller dans une administration était une sorte d’épreuve, un peu comme Fort Boyard mais le père Fourras était caché derrière un Hygiaphone, paroi de verre avec un petit espace pour parler. Cependant on ne comprenait pas vraiment ce que disait l’autre personne, parce que le son était mauvais (alors que le brevet de l’Hygiaphone, le vrai, portait là-dessus) et aussi parce que les deux parties ne parlaient pas vraiment le même langage. La paroi contribuait à faire sentir à l’usager qu’il était un pénitent bien audacieux de venir déranger l’administration pour ses petites contingences personnelles et que ladite administration consentait, dans une plage horaire restreinte, à lui consacrer une oreille distante.

Au départ, en 1945, cet Hygiaphone, marque du génie français déposée au nom de l’entreprise la commercialisant, n’avait pas été développé pour marquer une supériorité de l’administration mais, déjà, pour protéger de l’épidémie de grippe qui provoquait un absentéisme important dans les rangs des guichetiers de la SNCF.
Le succès fut au rendez-vous : « Le nombre des jours d'absence pour maladie dans un guichet équipé d'Hygiaphone est tombé à 30, d'août 1946 à juin 1947, contre 355, d'août 1945 à août 1946. »

L’entreprise développe en 1968 un modèle plus perfectionné à même de résister également aux attaques à main armée pour les banques et agences postales. Et de fait, l’Hygiaphone est devenu synonyme de barrière à haute résistance puisque, depuis 2018, Hygiaphone a été intégrée à Fichet Group, spécialiste dans le secteur des coffres-forts, portes blindées et sécurité électronique.

Ça donne à se féliciter de la désuétude de l’Hygiaphone

Mais plus la barrière est résistante, moins elle est ouverte aux interactions. Dany Boon étrillera dans son sketch la Poste avec justesse, drôlerie et certes un peu d’exagération, et l’Hygiaphone et les administrations accueillant (mal) le public.

Le groupe Téléphone consacre en 1977 les limites de cet équipement dans son premier tube :
« Comme ça à s'regarder chacun de chaque côté
On a l'air de mérous coincés dans l'aquarium
Mais faudra qu'entre nous je casse la Plexiglas
Et qu'un jour, Mimi, je te parle en face.
... Bientôt au bout du fil
Tu n'auras plus personne.
 »

Les deux décennies à suivre donneront raison à Jean-Louis Aubert. L’Hygiaphone recule à mesure que les entreprises d’abord et les administrations ensuite souhaitent se rapprocher de leurs clients et réinstaurer une relation de confiance, un échange d’égal à égal entre l’accueillant et l’accueilli.
En 1997, Tiphaine Clotault consacrait ainsi dans un article pour Libération le recul inexorable de l’Hygiaphone, victime de la recherche de proximité : « L'accueil est devenu une priorité. Et même une nécessité depuis l'ouverture à la concurrence pour certains. Exit donc l'Hygiaphone et son effet bocal. Le jugement est sans appel : il est rédhibitoire à la convivialité des échanges. Les banques ont été les premières à avoir compris que la reconquête du public passait par un meilleur accueil au guichet. Agent commercial à la Caisse d'épargne, Isabelle parle d' “un rapport de force minimisé” depuis qu'elle est assise à la hauteur du client. Elle ne se voit plus travailler derrière une vitre “qui crée une hiérarchie”. Ici, comme à la Poste, la généralisation de la télésurveillance dans les agences a facilité l'abandon de la vitre pare-balles. [...] Même si la proximité avec le client peut d'abord créer une “gêne”, de l'avis des agents, “c'est une question d'habitude”. [...] Une plus grande convivialité qui va dans le sens de l'évolution du rôle des agences bancaires vers le conseil. »

Côté administrations, c’est la décentralisation qui pousse à ce processus. Alors que l’État est le garant du respect des règlements qui lui confère un statut de tour d’ivoire, les collectivités fraîchement émancipées vont chercher toujours plus et mieux à faire comprendre qu’elles ont pour vocation d’aider les administrés, à leur disposition pour leur apporter un service dont ils sont les usagers. La perception de ce service est antinomique avec une barrière de verre et les guichets de prestations s’effacent progressivement pour ouvrir les espaces de conversation.

Ça donne à redouter le retour de l’Hygiaphone

Et puis est survenue la crise sanitaire du Covid-19.
L’Hygiaphone est revenu d’outre-tombe, réinventé.
Il a fallu se protéger dans l’urgence du risque de contamination. Les masques offrent une protection imparfaite. Les visières ne protègent que les yeux, pas les voies respiratoires, et donnent l’impression désagréable d’être à l’intérieur d’une combinaison de cosmonaute en raison du retour de son que cela génère.
D’où la ruée sur les cloisons en Plexiglas jusqu’à la pénurie, afin d’instaurer une barrière contre le risque sanitaire appréciée des agents et bien comprise des usagers, qui sont déjà heureux d’être reçus, même avec un obstacle, après avoir trouvé porte close pendant un long moment… qui dure toujours dans certaines administrations.

L’urgence appelait des mesures concrètes, rapides et efficaces. Mais les cloisons en Plexiglas vont-elles retourner en réserve à mesure que le virus va reculer ? De la même façon que le confinement a été plus rapide à orchestrer que le déconfinement, ce qui semblerait aller de soi va quand même soulever des questions.
Les agents d’accueil peuvent demander à conserver cet équipement qui les protège du Covid, mais également de virus, microbes ou maladies bénignes.
De plus, ils y trouvent un rempart rassurant, non seulement face aux risques sanitaires, mais aussi face à l’énervement ou à l’agressivité potentielle des usagers. Ceux qui s’avancent un peu vivement sont coupés dans leur élan face à ce rideau transparent. Bien sûr, une personne mal intentionnée n’aurait aucun mal à enlever cet écran parfois juste posé, ou à en faire le tour, mais sa présence suggère de montrer patte blanche, ou tout du moins de présenter sa requête dans des formes qui augmentent ses chances d’être traitée.
Ainsi, l’Hygiaphone n’avait pas que des défauts. Mais il en a. Pouvons-nous accepter de réinstaurer un élément qui, même s’il est transparent, coupe la communication ? La symbolique est forte : le panneau de Plexiglas prévient d’emblée l’usager : il est suspecté d’apporter un danger. Il témoigne d’une défiance qui, fatalement, ne va pas placer les deux parties sur un terrain de bonne entente. Ça n’empêchera pas l’agent d’accueil de sourire, ça n’empêchera pas la prestation d’être offerte ou le renseignement fourni, mais la proximité, la relation d’humain à humain en sera abîmée.

Alors, une fois que le virus aura disparu, replaçons les parois de Plexiglas avec l’Hygiaphone dans les remises de l’histoire, pour accompagner celle qui est en marche même si ralentie actuellement : la proximité, la création de valeur par la relation.
Cela passera peut-être par un réaménagement des zones d’accueil ? Il faut peut-être créer des tables suffisamment grandes pour éloigner les postillons et rassurer nos agents d’accueil, mais n’installons pas à demeure des barrières avec nos usagers !

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