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Langue de plomb, langue de plume

Publié le : 3 mars 2022 à 07:07
Dernière mise à jour : 3 mars 2022 à 17:32
Par Alain Doudiès

Vadrouille dans les coins et les recoins du langage, notre breuvage quotidien, notre élixir d’exception.

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Par Alain Doudiès, consultant en communication publique, ancien journaliste, membre du Comité de pilotage de Cap’Com.

Première étape dans ce petit parcours, les mots à la mode, plus toc que chic. Ainsi « initier », pour dire non pas « Il a été initié à TikTok », mais « Nous avons initié cette campagne », alors que le banal « Nous avons lancé » dit la chose avec l’efficacité de la simplicité. Autre mot enflé et ronflant : « finaliser », qui prend des airs XXIe et regarde de haut « terminer » (1155) et « achever » (1080). Bien sûr, les anglicismes font florès, tels « process », plus up-to-date que le trivial « processus », ou « challenge », incrusté dans nos propos, aux dépens de « défi » (1).

Voilà qu'« hybridation » émerge du lexique de la chimie atomique et te pose illico en expert de haut niveau, ainsi « L’hybridation comme nouveau modèle du travail » (thème du Club RH de La Gazette des communes), « La nécessité de l’hybridation touche tous les champs de l’action publique » (Gabrielle Halpern, auteure de Tous centaures ! Éloge de l’hybridation), « La valeur hybride au cœur du marketing public territorialisé » (Christophe Alaux, directeur de la chaire Attractivité et nouveau marketing territorial – IMPGT Aix-Marseille Université). Les limpides « assimilation », « croisement », « fécondation », « métissage » et autres : à la poubelle !

À l’école primaire

Évidemment, dans nos métiers, une pratique aisée et solide de la langue française est nécessaire, voire impérative. Voilà qu’elle s’impose aussi ailleurs. Selon un sondage Projet Voltaire-Ipsos (2), pour 86 % des recruteurs, la maîtrise de l’expression écrite et orale et de l’orthographe est devenue fondamentale, car les fautes des salariés coûtent trop cher à l’entreprise. Les fautes ? Celles pointées à l’école primaire : l’accord du participe passé, l’accord de genre et de nombre, l’accent sur le « a » quand ce n’est pas le verbe avoir, la confusion entre le futur et le conditionnel. De ce fait, le français est souvent un critère de sélection plus important que l’anglais.

Toutefois, avec les mots, en prenant d’autres chemins que les voies balisées de l’Académie française, on peut s’amuser, par exemple en puisant allègrement dans le vocabulaire local. Voyez du côté de Marseille. Médéric Gasquet-Cyrus, linguiste, et Denis Beaubiat, prof de maths, ont lancé le jeu Motchus adapté de Sutom. Chaque jour, il faut deviner un mot en six coups. Énorme engouement : plus de 15 000 joueurs quotidiens. « Cagadou », « fada », « oaï », « boulegan » fusent. Même Benoît Payan, le maire de Marseille, s’y colle.

La « solidité généreuse » du français

Y a-t-il d’autres raisons de respirer l’air du large ? Oui, de manière inattendue, dans La Grande Grammaire du français, récemment publiée (3). Construit par 59 linguistes du monde entier, c’est un monument : 2 628 pages en deux volumes. Un mémorial du français éternel, à visiter avec respect et vénération ? Non ! « À côté du français ‘’de bon usage’’ prennent place un français ordinaire, pratiqué usuellement par le plus grand nombre, ainsi que des français régionaux », démontre Bernard Cerquiglini, ancien professeur de linguistique. « Moi, j’aime pas » ou « Il viendra demain, Paul » ont ainsi leur place. L’ex-délégué général à la langue française et aux langues de France explique : « Pour chaque point de la langue, La Grande Grammaire du français, refusant l’opposition binaire correct/incorrect, fournit l’éventail raisonné des possibles. » Et il conclut : « Mélancolie aigre et très ignorante, le déclinisme, appuyé au bras du purisme, rend les pires services à une langue dont la solidité généreuse fait la richesse. » (4)

Les mots de la campagne

À longueur de journée, nous baignons dans les mots. Ainsi ceux de la campagne pour l’élection présidentielle, dans l’espace immédiatement voisin du nôtre. En tant que citoyens, bien sûr, et surtout comme communicants, producteurs de messages et de textes, ça vaut le coup d’y regarder de plus près.

La sémiologue Cécile Alduy nous y invite avec son petit livre, La Langue de Zemmour (5). Que nous dit la professeure à Stanford et chercheuse associée au Cevipof ? « Lexique, grammaire, style, ton, citations et figures de pensée insufflent dans la langue même une vision binaire du monde et des êtres, et manipulent les passions. Ce discours fabrique un monde alternatif et cohérent, structuré, clos sur lui-même, qui se donne les apparences de la scientificité et du vrai. Il invalide à l’avance toute pensée autre et annule du même coup tout débat. (…) Le lecteur, lui, se trouve englué dans cette langue qui instille le doute, corrode les savoirs historiques et édulcore les différences entre des positions politiques et éthiques diamétralement opposées. » (6)

Langue biaisée ou langue franche, langue de plomb ou langue de plume, c’est notre affaire.


(1) Merci à Yves Carlet, professeur à l’université Paul-Valéry-Montpellier 3.
(2) Sondage réalisé en 2021 auprès de 2 500 décideurs.
(3) La Grande Grammaire du français, sous la direction d’Anne Abeillé et Danièle Godard, en collaboration avec Annie Delaveau et Antoine Gautier (Actes Sud).
(4) Le Monde, 23 octobre 2021.
(5) La Langue de Zemmour (Seuil Libelle), 60 pages.
(6) Le Monde, 21 février 2022.