
Fonctionnaire bashing : « 4 clichés que vous pouvez contrer »
Paresseux, procéduriers, archaïques, serviles… Quatre stéréotypes sur les fonctionnaires toujours bien ancrés. Claire Lemercier, historienne au CNRS, spécialiste de la fonction publique et coautrice de « La Haine des fonctionnaires », a analysé l’origine de ces préjugés. Sa perspective historique et éclairée donne des clés pour promouvoir les métiers du service public dans un contexte de « fonctionnaire bashing » et de difficultés de recrutement.
« Il y a du fonctionnaire bashing depuis qu’il y a des fonctionnaires », précise Claire Lemercier, directrice de recherche au CNRS. Avec deux collègues, Julie Gervais et Willy Pelletier, elle a coécrit deux ouvrages, La Haine des fonctionnaires et La Valeur du service public sur la fonction publique, son fonctionnement et les préjugés à son sujet. Aux Rencontres nationales de la communication interne les 21 et 22 mai à Montreuil, elle a extrait de ces travaux des clés de compréhension autour des quatre clichés les plus tenaces avec les 200 communicants internes participants.
Quand la com interne fait « popper » les bonnes idées !
Les 21 et 22 mai derniers, 200 responsables RH et communication interne se sont donnés rendez-vous pour deux journées riches en échanges et en idées nouvelles, et en bonne humeur. C’est à la Marbrerie de Montreuil, lieu atypique et emblématique du territoire, qu’ils ont pu prendre de la hauteur sur les évolutions du métier et cultiver le lien entre pairs.
Si le programme était dense et les thématiques nombreuses, trois temps forts ont été mis en avant par les communicants internes lors de la clôture participative de ces Rencontres 2025.
- Des conférences utiles pour nourrir la réflexion, comme la table ronde d’ouverture présentant les leviers activables pour améliorer l’attractivité des métiers du service public. En miroir, la prise de parole de Claire Lemercier – historienne au CNRS – est venue apporter des contre-arguments opposables en situation de fonctionnaire bashing.
- Des temps de partages entre professionnels, vécus comme de véritables « thérapies collectives » : un espace pour se dire les réalités du terrain et s’inspirer mutuellement.
- Une soirée détendue (malgré les nuages et la pluie) autour d’un barbecue et d’un concours de pétanque convivial. C’est l’équipe des Simpsons, formée de manière aléatoire lors du brise-glace de l’événement, qui a décroché la victoire !
1. Fonctionnaires, paresseux ?
C’est avec la méthode « Charentaise de M. Cyclopède » pour apprivoiser un « fonctionnaire sauvage » que Claire Lemercier introduit l’un des clichés les plus fréquemment associés aux fonctionnaires : la paresse.
À cette image du « fonctionnaire tout mou », la chercheuse et ses collègues opposent dans leurs ouvrages des réponses factuelles pour rappeler très utilement, soit sur le temps de travail, soit sur le caractère physique du travail, que tous les métiers du public ne sont pas des métiers faciles.
D’abord avec des chiffres issus des différentes enquêtes : « 64 % des fonctionnaires hospitaliers restent debout longtemps contre 48 % des salariés du privé ; 59 % déplacent des charges lourdes contre 41 % dans le privé. Il y a plus de dix ans, même les publications les plus officielles du ministère de l’Éducation nationale établissaient le temps hebdomadaire de travail des professeurs du second degré dans une fourchette allant entre 41 h 17 et 42 h 53 pour les certifiés. »
Ensuite avec des témoignages incarnés. L’histoire d’une administratrice de collectivité qui ne comprend pas pourquoi les personnes chargées de la distribution du courrier interne font des pauses, jusqu’au moment où elle s’aperçoit lors d’une tournée avec l’un d’entre eux que le matériel inadapté rend la tâche épuisante. Le récit de Xavier qui, en attente aux urgences, se plaint des infirmières qui prennent le café et « bavassent ». « Ces “bavassages” sont en fait des répits salutaires et nécessaires pour tenir des journées éprouvantes, en parler aux collègues, ou s’aérer la tête en parlant d’autre chose. »
Ne pas conforter le misérabilisme
Mais avec ce discours sur la dureté du métier du fonctionnaire, attention à ne pas conforter le misérabilisme, alerte la chercheuse. « Le risque, c'est d'amplifier l’idée que les métiers de la fonction publique sont durs, mal payés, pas considérés. Dans un récent rapport de France Stratégie autour de l’attractivité de la fonction publique, des jeunes, du lycée aux premières années d’études, disent qu’ils savent qu’on critique le secteur public, notamment les enseignants, pour leurs avantages, mais que ce sont des métiers difficiles, et donc plutôt réservés aux personnes “qui ont la vocation mais se font avoir”. »
Pour les communicants, l’enjeu est, selon les publics internes ou externes, de montrer que le fonctionnaire n’est pas « un gros paresseux qui se tourne les pouces toute la journée », mais qu’il n’est pas non plus en train de se tuer au travail. Ils peuvent s’appuyer pour cela sur des conditions de travail relativement meilleures dans le secteur public par rapport au secteur privé dans beaucoup de métiers : horaires de travail, prise en compte des temps de trajet, etc.
Ne donner à voir que des métiers emblématiques risque de renforcer le fossé entre les métiers valorisés et les autres.
Claire Lemercier invite aussi à éviter un autre écueil dans les réponses factuelles au cliché du fonctionnaire paresseux : ne donner à voir que des métiers emblématiques, au risque de renforcer le fossé entre les métiers valorisés et les autres. « La critique sur la paresse est intimement associée à la réduction du fonctionnaire à une personne dans un bureau, ou au guichet. C’est quelque part facile de répondre à la critique en argumentant que la grosse majorité des fonctionnaires ne sont pas dans un bureau ou au guichet. Soignants, enseignants, forces de l’ordre, éducateurs, autant de métiers qui s’illustrent parfois dans des séries télé. »
Plus généralement, les agents en contact avec le public sont plus faciles à mettre en scène avec les accessoires et les interactions qui vont bien. « C’est aussi une question de reconnaissance visuelle », souligne la chercheuse. « Mais ne peut-on pas donner à voir tous les métiers du public, et notamment en interne, et éviter que les personnes qui sont dans les bureaux, le fameux formulaire C112, se sentent exclues de ce discours de revalorisation des métiers du public par la pénibilité, le dévouement aux autres ? »
Valoriser tous les métiers contre le fonctionnaire bashing en interne
Dans les collectivités, la méconnaissance des métiers de l’autre comme terreau d’un fonctionnaire bashing entre fonctionnaires est tangible pour les communicants internes. Si cela renforce leur rôle pour faire découvrir les métiers de chacun, ces critiques entre collègues les questionnent. « Parfois nous ne mettons pas en avant des événements de cohésion de tel service pour éviter que tel autre service ne pense que leurs collègues ne font pas grand-chose et ont le temps de partager la galette des rois », témoigne une communicante.
« Le fonctionnaire bashing, c’est aussi une des façons de stigmatiser l’autre pour tous les problèmes et de conforter différentes oppositions : femmes / hommes, agents des bureaux / agents de terrain ou manuels, diplômés et moins diplômés », souligne Claire Lemercier. « Contre ces oppositions très ancrées, les démarches de connaissance mutuelle des métiers type “Vis ma vie” restent très utiles. » Mais pour la chercheuse cela pose aussi la question du message que l'on veut faire passer : « Est-ce qu’une société où on a bien fait son travail, où, après avoir bien rendu le service public, il nous reste une heure pour faire la galette des rois, ne serait pas une société désirable ? »
2. Fonctionnaires : lourdeurs administratives ?
Pas facile, reconnaît la chercheuse, de communiquer pour contrer cette idée de lourdeur administrative, dans le top des critiques du fonctionnariat et qui colle à son image depuis le XIXe siècle. Pour trouver des réponses factuelles et incarnées sur l’utilité des métiers administratifs, son réflexe d’historienne : observer comment on faisait avant, quand il n’y avait ni guichet ni formulaire. Un coup de rétro salutaire pour dépasser l’idée de formulaires, guichets et autres règles mis en place pour embêter tout le monde en rappelant qu’ils empêchent l’exercice discrétionnaire du pouvoir contre de l’argent, des violences, des discriminations.
« Dans notre premier ouvrage La Valeur du service public, nous citons une recherche de 2010 en Guyane, où certains fonctionnaires ont été condamnés pour discrimination et même pour agression sexuelle, parce qu’ils profitaient de la forte présence de personnes venant du Surinam voisin où l’État fonctionne beaucoup moins bien, pour jouer les petits chefs au guichet, faisant croire aux administrés que leur droit était des faveurs, obtenues parfois par les femmes après des agressions sexuelles. […] L’existence d’un guichet, un endroit où communiquer avec un être humain qui représente l’administration, pour demander l’accès à un service public, de manière confidentielle mais dans un lieu public donc pas seul avec un fonctionnaire dans un bureau, c’est un acquis énorme. […] Ces procédures empêchent le choix personnel de celui qui exerce le pouvoir et peuvent être exploitées en communication. Une réponse un peu juridique au cliché, mais que l’on peut aussi incarner en disant : “S'il n’y avait pas de formulaire, de guichet, que se passerait-il ?” »
Cette question prend tout son sens à l’ère d'une dématérialisation qui rend paradoxalement plus visible la valeur ajoutée d’une personne jouant un rôle de traduction, de transcription de situations complexes. « On se rend quand même bien compte de ce que faisaient les personnes au guichet, qui n’étaient pas toujours appréciées ni populaires, mais dont aujourd’hui la plupart des administrés demandent le retour. Autant de métiers qui ne peuvent pas être efficacement remplacés par des interfaces informatiques ou par des IA », ajoute la chercheuse.
Claire Lemercier encourage également à dépasser l’idée que ces métiers administratifs ne seraient utiles que pour les plus pauvres. « Ils servent également à mettre de l’huile dans les rouages des entreprises, y compris avec les métiers administrativo-répressifs qui sont parmi les plus critiqués, comme actuellement les polices de l’environnement, les inspecteurs des installations classées, ou les inspecteurs de services vétérinaires. Quintessence du rôle administratif embêtant, l’inspection fait peur à tout le monde, alors que, souvent, quand ils inspectent, ils accompagnent et encouragent. »
3. Fonctionnaires, archaïques ?
La supposée couche de poussière sur le bureau des fonctionnaires indéboulonnables. Voilà un stéréotype que même des discours de nos politiques, en apparence plutôt encourageants pour le secteur public, véhiculent en arrière-plan comme dans cette interview de Benjamin Griveaux.
Un simple fact-checking remet vite en cause l’ensemble de son propos sur la vétusté du fonctionnariat, pointe Claire Lemercier : le statut des trois fonctions publiques n’a pas été créé au sortir de la Seconde Guerre mondiale, mais en 1984 et 1986, soit il y a quarante ans à peu près.
Pour contrecarrer le raccourci « Fonctionnaire c’est un statut, donc c’est archaïque », la chercheuse et ses collègues mettent en avant des éléments emblématiques de modernité autour de la notion de « Mammouth Pride ». La formule englobe avec une pointe d’autodérision les innovations qui montrent un secteur public en avance dans bien des domaines.
Sur l’innovation technique tout d’abord : avec par exemple le Minitel, qui permet d’accéder aux sites des principaux services publics gratuitement, sans avoir à payer une connexion mensuelle, sur un appareil lui aussi gratuit pour tout le monde. « Ce qui n’a pas été remplacé par un smartphone gratuit. »
Au niveau écologique ensuite : avec, notamment sur le Conservatoire du littoral, « une spécificité française, un service public qui ne coûte pas cher parce qu’il contient peu de fonctionnaires, mais qui a permis d’avoir une gestion écologique des dunes, moins d’inondations et aussi de beaux lieux de promenade. »
Au niveau social enfin avec, dès 1910, l'établissement de l'égalité salariale femmes-hommes pour les institutrices dans une loi. Et ce fameux statut du fonctionnaire, présenté comme vieux et pas franchement sexy, et pourtant empreint de modernité et intrinsèquement non discriminant : « Tant qu’il y avait des postes en quantité suffisante ouverts aux concours, la fonction publique offrait de meilleures conditions de carrière – en tout cas moins mauvaises – que les entreprises privées, à diplôme égal, aux femmes, aux personnes issues des classes populaires, aux enfants d’immigrés, aux personnes racisées nées dans les DOM-TOM : concours anonymes (au moins à l’écrit), grille de salaires donnée à l’avance mais aussi possibilité de bouger grâce à la mutation, la disponibilité ou le détachement. »
Mais « les concours sont le moins mauvais des systèmes », précise Claire Lemercier. « Le concours assure l'égalité en droit, il ne saurait par lui-même remédier aux inégalités sociales », soulignait Anicet Le Pors, ministre de la Fonction publique, le 3 mai 1983. Et depuis les années 2000 les places ouvertes aux concours sont moins nombreuses. Des réalités à prendre en compte si l'on communique autour des atouts du statut.
4. Fonctionnaires, serviles ?
Malgré l’existence d’un statut bien plus moderne et protecteur qu’on ne le pense, un des clichés les plus anciens colle toujours à la peau du fonctionnaire : le fonctionnaire serait servile. Le stéréotype prend ses racines au XIXe siècle, quand le recrutement par relation, notamment politique, était légion. « Les mutations de sanctions, le fameux limogeage – qui signifie littéralement être muté à Limoges loin des épicentres décisionnels –, touchaient, à chaque alternance politique notamment, des fonctionnaires plutôt haut placés, des juges, des préfets, mais aussi dans les municipalités des gardes-chasses et secrétaires. »
Le rapport de France Stratégie confirme la persistance de ce cliché du fonctionnaire à la botte du gouvernement, et à la botte de son chef direct. Les personnes interrogées sur la possibilité de devenir fonctionnaire se disent freinées à l’idée d’être « salarié du gouvernement » et « de devoir être absolument d’accord avec tout ce qu’il fait ». Des freins fondés sur une confusion entre État et gouvernement, et renforcés par la défiance croissante vis-à-vis des institutions, et qui omettent les principes statutaires.

Liberté syndicale, droit de grève, ou d’expression dans les limites du devoir de réserves... autant de réponses factuelles sur le statut à mettre en regard avec la réalité des entreprises privées qui contractent un marché public. « Nous, on ne s’interroge pas sur le bien-fondé des consignes, sinon on perd le prochain marché ; alors que des fonctionnaires de tous niveaux peuvent refuser d’exécuter une politique qu’ils estiment contraire à leurs missions », avait ainsi indiqué Nicolas Belorgey à propos des cabinets de conseil lors d'une audition au Sénat en janvier 2022.
Mais le stéréotype du fonctionnaire servile est aussi fortement lié à des difficultés réelles dans les rapports hiérarchiques, et à un style de management au top des aspects qui rebuteraient les personnes à l'idée de travailler pour l’État, selon le rapport de France Stratégie. « Face à un management très vertical encore bien réel dans le secteur public, la solution est sans doute de mettre en avant le fait que le statut de la fonction publique, en théorie, vous permet d’être moins à la botte aussi de vos chefs directs », propose Claire Lemercier. Elle pointe également un autre aspect limitant le combat contre cette idée de servilité : le flou relatif du devoir de réserve dévolu aux agents. « Il est présenté plus strict qu’il n’est. La règle de base reste la liberté d’expression. Certaines choses ne peuvent pas être dites mais, tant que l'agent ne personnalise pas en pointant tel ministre ou tel président du conseil départemental, il peut calmement parler des difficultés liées au management, aux moyens... Et cela peut peut-être parfois contribuer à détendre les relations entre services ou avec les usagers et les usagères. »
Le fonctionnaire budgétivore, un poncif persistant
Souvent l’argument « C'est notre argent » accompagne, voire justifie le fonctionnaire bashing. Le fonctionnaire serait budgétivore. « La paie des fonctionnaires est en fait une part très minoritaire de la dépense publique », précise Claire Lemercier. Elle en appelle encore une fois aux données factuelles pour démonter ce cliché. « Il faudrait sortir de cette assimilation “dépense publique = payer des fonctionnaires” qui est largement utilisée depuis les années 1990 dans les critiques des fonctionnaires, notamment par les politiques. Avec des chiffres, ce cliché est facile à démonter, mais toute la question, au-delà du point de vue des chiffres, pour vous communicants, c’est de trouver le bon moyen de communiquer autour de ça. »