
Le jour où j’ai validé deux demandes de congés pour le GP Explorer
Premier week-end d’octobre : Le Mans vibrait, Internet chauffait, 1,4 million de jeunes suivaient le GP Explorer. Deux jours de course qui ont fait chauffer mes repères de communicante publique.
Par Caroline Grand, directrice de la communication de La Rochelle Université, membre du Comité de pilotage de Cap'Com.

Routine de cheffe de service : deux de mes collègues me demandent des congés. Je valide de bonne grâce, soucieuse du bien-être de mon équipe. Mes collègues m’expliquent : « On va au Mans au GP Explorer, ça va être dingue ! »
Blanc. Comme souvent dans ces situations, je revois le fil de ma vie, me remémore ma coupe au bol et mes salopettes en velours, me rappelle mon premier Nokia 3410, puis enfin demande une traduction. Indulgentes, mes jeunes collègues s’exécutent.
J’apprends qu’il s’agit d’une course automobile de Formule 4 organisée par Squeezie, vidéaste superstar, rassemblant des pilotes amateurs venus de la sphère internet. Des souvenirs me reviennent d’une polémique liée à une précédente édition, où une participante avait subi un torrent d’insultes sexistes après un accident, jusqu’à ce que Squeezie monte au créneau pour raisonner sa communauté.
OK ça y est, j’y suis, je vois de quoi il s’agit. « Un truc en ligne. »
Bref. Je valide leurs congés. Je m’étonne de cet engouement pour une course automobile, mais pas de la curiosité de mes collègues, toujours à l’affût d’événements et de concerts. Cette fois, pas besoin de me créer un compte sur Ticketmaster pour aider ma collègue à « obtenir la possibilité d’acheter un ticket » pour Taylor Swift : là, les places sont déjà prises.
Allez-y les filles, tenez-moi au courant, ça m’intrigue.
Je rentre à la maison et retrouve mon étudiante de fille. Entre deux révisions de cours de droit, elle m’annonce le programme du week-end : regarder le GP Explorer. Elle aussi ? Quand même. Si même ma fille s’y met, c’est qu’il se passe quelque chose...
C’est quoi ce truc ?
Ma fille m’explique le concept. Et me voilà, fascinée, découvrant cet événement hors norme. Le GP Explorer, ce sont deux journées de courses de Formule 4. « Tu sais, c’est The Last Race, la dernière édition, il n’y en aura plus après, ça va être énorme », m’explique ma fille.
Sur la célèbre piste des 24 heures du Mans, des streameurs, des youtubeurs, des rappeurs (et parfois tout ça à la fois) sont devenus coureurs automobiles, certains ayant même passé le permis pour pouvoir s’entraîner et participer à la course. Le tout est donc imaginé et piloté par le vidéaste et influenceur Squeezie, poids lourd du web francophone : quinze ans de streaming, 19,8 millions d’abonnés sur YouTube, 5,8 millions sur Twitch.

On se connecte sur Twitch (enfin, sur le compte de ma fille !) et là, je réalise l’ampleur de l’événement : des gradins remplis de 200 000 spectateurs dont un bon nombre de jeunes en hoodies, de vraies voitures de course, de vrais mécaniciens, on est sur la piste de vrais professionnels. Sur les deux jours, on plafonne à 600 000 viewers constants sur Twitch, et jusqu’à 1,4 million pour la grande course finale. Derrière, un budget de 10 millions d’euros (et 13,3 millions récoltés rien qu’avec la billetterie), une organisation très pro (5 000 personnes mobilisées) et très sponsorisée, la Patrouille de France avant la course finale, des shows pyrotechniques. Pour cette troisième et annoncée dernière édition, France TV a acheté les droits de retransmission de la course finale, et a eu bien raison, mobilisant ainsi 1,22 million de téléspectateurs.
C’est quiiiiii ? Il fait quoiiiiii ?
Tout ça, je vous l’écris après avoir pris ma claque du week-end et m’être un peu documentée. Sur le moment, je n’ai pas tous ces chiffres, je comprends à peine ce qu’il se passe. Ce qui me frappe d’abord, c’est la ferveur, à la fois dans le public et sur le chat de Twitch. J’ai besoin d’infos, j’interroge ma fille.
Et il lui en aura fallu, de la patience et de la pédagogie, pour m’expliquer à la fois qui étaient ces célébrités d’internet et en quoi consistaient leurs vidéos. Six nationalités présentes, 24 coureurs dont six filles, 12 duos pour 12 écuries sponsorisées par de grandes marques (Netflix, Lego, Alpine, Subway, Durex…). Des streameurs, des rappeurs, des gamers, des vidéastes qui font de l’humour, du sport, du storytelling, du lifestyle, de la danse… bref, tout ce que la culture web fait de plus inventif réuni sur une même piste. Un véritable carrefour de mondes : celui du jeu vidéo, de la création de contenu et de la musique, avec plusieurs pilotes rappeurs au volant.
Et même la bande-son a son bolide : un album produit et réalisé par SCH (rappeur et pilote, évidemment) avec 27 artistes embarqués. Sorti le 3 octobre, le disque file déjà plein gaz : single d’or en quelques jours (le plus rapide de l’année en France), plus de 21 000 ventes en quelques heures et deuxième meilleur démarrage mondial sur Spotify. Une vraie bande originale de l’événement, qui prolonge le GP Explorer bien au-delà de la piste.
À ce stade, ma curiosité de communicante et mes vieux réflexes d’anthropologue sont largement réveillés. J’interroge mes comparses Cap'Comiens, ceux dont la curiosité est sans limite. J’écris dans notre conversation de groupe : « Vous êtes devant le GP Explorer ce week-end ? » « J’ai rien compris », me répond une collègue, se demandant de quoi je parle. Mais deux autres s’en amusent : « Mes filles de 19 et 23 ans sont méga à fond depuis hier », dit l’une. « J’ai demandé à ma fille étudiante et elle a levé les yeux au ciel : ben évidemment, je suis la course ce week-end ! » me répond un autre. Pendant qu’on peaufinait nos plans de com, ils faisaient chauffer internet. Avouons-le : on a peut-être déjà un pied sur la planète des boomers…
« C’est la famille, frère »
Georges Lapassade, le psychosociologue qui parlait des jeunes avant tout le monde, aurait probablement adoré ce vacarme de moteurs. Lui qui voyait dans le rap et les cultures de banlieue des formes légitimes d’expression et de citoyenneté, il aurait trouvé dans le GP Explorer une belle illustration de ses intuitions : l’autogestion, l’expérimentation, et surtout la fin du « mythe de l’adulte ».
Ici, pas d’autorité à convaincre, pas d’institution à valider. Juste une jeunesse qui s’organise, qui crée, qui s’emballe. Des créateurs, des entrepreneurs, des artistes, parfois tout ça à la fois, et une cohérence qui se construit dans le bruit, l’émotion et la joie.
La jeunesse invente toujours sa propre ligne de départ.
« On a ces émotions parce que ces gens, on les connaît très bien : c’est la famille », dit un pilote arrivé troisième d’une course intermédiaire. Tout est là. Cette phrase anodine résume un monde : ils ne consomment pas du contenu, ils y participent. Ils ne regardent pas un spectacle, ils en font partie.
Quelque part, je m’imagine Lapassade, casque sur les oreilles, en train d’applaudir derrière son écran Twitch. La jeunesse invente toujours sa propre ligne de départ.
OK boomers
Il n’est pas si loin, pourtant, le temps où Thierry Ardisson s’amusait à rabaisser Squeezie, ce « jeune inconnu » qui en 2017 cumulait déjà neuf millions d’abonnés.
Dans la séquence « T’es qui toi ? » de son émission « Salut les Terriens », Ardisson enchaîne les punchlines, ce qui ne semble pas déstabiliser le jeune homme, déjà bien solide : « Ça doit vous faire bizarre de découvrir un vieux média qui s’appelle la télévision » ou encore « Y a plus que des vieux qui regardent la télé ».
Malgré son ton méprisant (« Vos fans, vous pensez vraiment qu’ils vont acheter un livre ? » ; « Manger des pizzas en direct est devenu un métier »), Ardisson avait probablement déjà compris, au fond, que le monde de l’image était en train de basculer. Squeezie, lui, reste calme, posé, poli : « Non, je ne pense pas que la télé va disparaître, le streaming et la télé doivent coexister. »
Tout un monde s’est réinventé sans nous attendre. Une jeunesse qui n’a pas besoin d’autorisation pour créer du collectif, du sens et de la fierté partagée.
Huit ans plus tard, Squeezie réunit des millions de spectateurs autour d’une course de Formule 4 et conclut son live avec la même simplicité : « Je suis trop fier d’internet. »
À vrai dire nous aussi, quelque part, on est fiers d’internet. Fiers de ce qu’il a permis, fiers même d’en faire nos sujets de formation, de Hashtags d’or et de rencontres professionnelles. Mais entre Ardisson et Squeezie, il y a tout un monde qui s’est réinventé sans nous attendre. Une jeunesse qui n’a pas besoin d’autorisation pour créer du collectif, du sens et de la fierté partagée.
La mémoire longue des institutions : est-on déjà has been ?
Et si nos institutions, elles aussi, patinaient un peu dans les virages ?
L’anthropologue Françoise Zonabend, dans La Mémoire longue, montrait comment les sociétés se perpétuent en répétant leurs gestes fondateurs. Nos institutions publiques fonctionnent un peu de la même manière : elles vivent dans un temps lent, celui des procédures, des hiérarchies, des codes rassurants. Cette mémoire donne de la légitimité, mais elle fige parfois les pratiques et les langages. On s’inquiète toujours de savoir « comment parler aux jeunes sans avoir l’air vieux », pendant qu’eux réinventent, ailleurs, de nouveaux espaces de communication, de création et de rassemblement.
Le GP Explorer, c’est l’inverse : une mémoire courte et collective, où le sens se fabrique à la seconde. Une émotion en direct, un flux partagé, un récit commun qui se construit sans médiation. Deux vitesses, un même besoin : appartenir à une communauté qui partage ses codes et ses « réfs ».
Et c’est peut-être là que tout se joue : dans cette capacité à inventer, ensemble, de nouveaux espaces d’expression, sans attendre qu’une institution leur en donne la permission.
C’est aussi ce que défendait Georges Lapassade, fin pédagogue, qui avait cette manière rare de « prendre le terrain » au sérieux. Il arpentait les lieux, les cultures et les disciplines pour comprendre comment les jeunes inventaient leurs propres formes de collectif. « Arpenter », chez lui, ce n’était pas seulement observer : c’était traverser, relier, expérimenter. Une attitude vivante, curieuse, indisciplinée. Ça me rappelle quelque chose : on dirait les caractéristiques de l’ADN de la communication quand elle respire vraiment !
Et nous alors ?
Et si, à notre tour, nous, communicants publics, adoptions cette posture d’arpenteurs ? Des passeurs plutôt que des prescripteurs, ou pire, des badauds. Arpenter, pour nous, ce serait aussi accepter de bousculer nos habitudes : casser les cadres, expérimenter, accueillir la culture populaire et numérique dans nos récits collectifs.
Rester dans le coup, ce n’est pas seulement « communiquer pour les jeunes », c’est apprendre à le faire avec eux : adopter leur rythme, leur humour, leur façon de créer du lien. C’est redonner à la communication son sens premier : un dialogue vivant, sincère et partagé. Cela suppose d’accepter d’autres formes de récit, d’autres esthétiques, d’autres temporalités. De « parler avec », plutôt que « parler sur ». De reconnaître que le collectif, aujourd’hui, peut naître aussi bien d’un live Twitch que d’une réunion de quartier.
Notre rôle de communicants publics, c’est peut-être ça : comprendre avant d’expliquer, relier avant de convaincre, donner envie avant de prescrire.
Parce qu’au fond, notre rôle de communicants publics, c’est peut-être ça : comprendre avant d’expliquer, relier avant de convaincre, donner envie avant de prescrire. Être là où ça bouge, où ça parle vrai, où ça crée du lien sans fiche de poste ni comité de pilotage. Bref, renouer avec la part vivante de notre métier.
Qui aurait cru qu’il suffisait d’une course de F4 pour remettre nos boussoles à l’heure ? Cette jeunesse qui crée sans attendre, Orelsan l’a déjà formulé à sa manière : « Si tu veux faire des films, t’as juste besoin d’un truc qui filme. Faut juste pas lâcher l’affaire. »
Tout est là : l’envie, le mouvement, le courage d’essayer.
Ce week-end-là, le GP Explorer ne m’a pas seulement mise à jour sur les codes de la jeunesse, il m’a rappelé ce qui fait le vrai moteur de la communication publique : continuer à chercher, à inventer, à comprendre. Et clairement, ils sont fortiches, ces jeunes.
Crédit photo principale : Ella Hassine.